Jeudi 10 juin 2010 4 10 /06 /2010 15:23

Le Journal "Le Monde" a publié un hors série consacré à Edgar Morin. Il était temps. Même s'il appartient au paysage intellectuel français depuis longtemps, il faut reconnaître qu'il a fallu du temps pour qu'il soit apprécié à sa juste valeur dans notre pays. Trop  indépendant, "indiscipliné" titre le Monde, sa soif de vérité, d'humanité, de connaissance, de science, et son combat permanent en faveur des délaissés l'a longtemps rendu suspect aux yeux des idéologues de tout poil. Et comme il est bourré d'humour , cela ne plaît pas à ceux qui se prennent au sérieux.

  • 2010-06-10-Edgar-Morin
  • Et pourtant, c'est un humour trempé dans l'histoire, l'expérience, le vécu... et paradoxalement dans le contenu même de sa pensée. 

     

Pourquoi en France a-t-il été tant rejeté, alors qu'il est connu dans le Monde entier, consulté par l'ONU et les instances mondiales, doctor honoris causa de je ne sais combien d'universités (il y a  même une université qui porte son nom au Mexique), écrivain et homme planétaire reconnu ?

 

Ceux qui me connaissent savent aussi ma fréquentation de ce penseur depuis plus de 25 ans. C'est lors d'un cours sur le structuralisme et la nouvelle systémique que j'ai découvert ce nom intimidant. En lisant le hors série du Monde, je me suis rendu compte à quel point j'aimais cet homme. Je n'ai pas peur du mot "amour" : je me retrouve en lui (toutes proportions gardées, bien sûr), blessé par la vie, assoiffé de tendresse et grand amoureux. Il a perdu sa mère à 9 ans, et il explique comment cette perte est aussi une source de sa passion de la vie, de la nature et de la culture, de l'histoire, des sciences humaines et des sciences dures ("encyclopédant", dit-il de lui-même, avec son sens du jeu de mots ironique),... et en même temps, conscient des contradictions de la connaissance, de l'histoire et de la société.

  • On connaît les combats qu'il a menés contre le stalinisme, après avoir été un sous-marin du Parti Communiste pendant la Résistance contre les nazis, combats qui l'ont conduit à être banni, vilipendé... Il a connu l'humiliation, la maladie, les portes de la mort. Mais à chaque fois, il s'est relevé. Il s'est ainsi retrouvé dans tous les conflits et débats intellectuels de son temps : avec les marxistes et les néo-marxistes, avec l'École de Francfort, avec le structuralisme, aux côtés de personnalités comme Castoriadis, Marguerite Duras, Albert Camus, Wladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Monty, Herbert Marcuse, janpassédéméyeurs etc. C'est incroyable ! Il a fréquenté et débattu avec toutes les vedettes. Il était aux premières loges des phénomènes de société comme Mai 68 ou le mouvement hippie en Californie (où il est resté plusieurs années), il s'est penché sur des rumeurs ou des mouvements sans jamais faire l'intello de haut qui méprise les gens du peuple. Il a fait du cinéma. Il s'est retrouvé avec les pionniers de l'écologie, dans les années 70, aux côtés du Club de Rome ou de gens comme Illich ou Simon.
  • Je cite souvent sa petite phrase : "il y a souvent plus de pensée autour d'un zinc de bar que dans bien des colloques universitaires".

À partir des années 70. il s'est lancé dans son immense Méthode. Il avait près de 50 ans. Et le voilà parti à étudier des ouvrages de physique théorique, de mathématiques, de théories de la communication, du chaos, de biologie, de cybernétique etc. avec des amis experts. Il a écrit volumes sur volumes jusqu'au dernier tome "Éthique", sorti il y a 4 ou 5 ans. À coté de cela, il continuait à étendre sa pensée aux dimensions de la Planète et à celles de l'Univers. J'ai eu le bonheur de lire les 6 tomes, d'enseigner ou de former avec intensité nombre de personnes (1)... bonheur toujours renouvelé quand je me replonge dedans. Pour moi, il est un des penseurs qui préparent le mieux le XXIème siècle.

Il y a un côté Descartes en lui. Quand il s'exprime dans ses ouvrages, c'est toujours un peu à la première personne. Ses écrits sont traversés d'anecdotes... même discrètement dans la Méthode ! Quand il se moque de l'université et de l'explosion du Savoir en "mille savoirs ignares", quand il remarque que tel savant ou tel expert responsable dans son espace restreint, se révèle irresponsable à l'échelle de la Planète, quand il appelle à une anthropologie nouvelle, on ressent toujours une souffrance due à une bataille personnelle.

  • Au milieu de tous ces gens, Edgar Morin est toujours resté humble, réservé à l'égard des institutions. Il avoue avoir un ego très dimensionné, comme on dit, mais il pleure longuement après la mort de sa femme Edwige et, en reconnaissant sa douleur, il écrit un ouvrage entier sur elle (2). Même aujourd'hui, à 89 ans, il a encore toute sa tête et un esprit vif.

Bien sûr, on n'est pas forcément obligé de partager toutes ses intuitions. Certains se demandent comment un homme comme moi, chrétien, peut-il s'intéresser à un agnostique, juif par surcroît, comme Edgar Morin (Edgar Nahoum de son nom de naissance : "morin" est son nom de résistant) (3) ? Surtout quand Morin écrit un évangile de la perdition ! C'est vrai qu'il aborde peu l'art, la musique et la danse, ni la religion (ce qui chez Hegel, un des maîtres originels de Morin, représentait les deux polarités de l'Esprit Absolu). C'est normal, il se méfie des systèmes et des institutions.

2010-06-10-arbre-ganagobie.jpgCe que je goûte chez Edgar Morin, c'est son immense humanité, quasi biblique, qui ne se cache pas derrière des discours spirituels (je suis assez allergique au spirituel (4), sauf quand il a de la pesanteur) ou idéalistes (les grandes causes, au sens platonicien, pas au sens hégélien (5)), qui colle à la condition humaine, à ses épaisseurs et à ses contradictions. La pensée de Morin sent la vie, la Terre planétaire et l'humus, l'histoire et ses troubles et les émois psychologiques et affectifs, les lieux chaotiques et les silences, la complexité et l'imprévisible, la recherche éperdue d'unité et de singularité. Elle fait penser aux cris des psaumes et de Job (et mon côté chrétien, plus juif que grec, se reconnaît dans ce cri).

Le beau visage d'Edgar Morin aujourd'hui, 89 ans, est creusé du temps et des luttes de la vie. Mais il a encore des choses pétillantes de vie et de pensée à nous transmettre...

  • Donc précipitez-vous sur le numéro hors série du Monde, avant que la marée médiatique ne le fasse disparaître dans l'oubli.

PS. Si vous voulez en savoir plus, allez sur l'article de Wikipedia. Sinon, sur mon site perso (www.nicolasderauglaudre.net), il y a plusieurs pages consacrées à Morin et faites dans les années 2000. Si j'ai du courage, un jour je les épaissirai.

 

NOTES

(1) Une anecdote qui fut pour moi unde mes plus grands bonheurs : je donnais un cours sur la connaissance selon Edgar Morin. Ce devait être en l'an 2000. Un vieux monsieur de plus de 80 ans, ancien scientifique, qui fidèlement suivait mes cours depuis des années, m'a regardé avec des yeux gros comme des pastèques et en balbutiant : "vous êtes en train de transformer toute ma vision du monde", me dit-il. Ce fut un des plus beaux compliments que j'ai jamais reçus !

 

(2) "Edwige l'inséparable", Paris, Fayard, 2009. Je suis triste quand j'entends certains se moquer de son vrai chagrin.


(3) Il n'est pas le seul. Il y a bien des athées et des agnostiques que j'apprécie énormément, à condition que ce soient des chercheurs de vérité, et non des dogmatiques enveloppés dans leur ego local. Quant aux juifs, ce qui me fascine, c'est ce peuple enraciné dans la terre, peu conceptuel et peu mystique, toujours en route, en crise, exilé de sa terre et de soi, loin des cultures et religions des grandes civilisations contemporaines de l'histoire biblique.


(4) À la suite d'une session que j'animais il y a quelques mois sur Edgar Morin, l'un des participants me dit qu'il sort d'une session sur Simone Weil (juive elle aussi - à ne pas confondre avec l'ancienne ministre de Giscard)... et que la pensée de Simone Weil est autrement plus élevée que celle de Morin. OK, admettons. Seulement, moi, je ne sais pas quoi faire de la pensée de Simone Weil pour affronter le XXIème siècle. Peut-être est-ce que je me trompe ? Dans le domaine des grandes pensées juives féminines, je préfère Hannah Arendt. J'espère ne choquer personne... Je n'ai pas fait l'effort de me pencher sur Simone Weil !

 

(5) Qu'on en déduise pas que je suis contre les combats politiques et humanitaires. Non, celle avec laquelle j'ai du mal, c'est une militance de racolage, corporatiste ou faussement idéaliste (qui cache un égoïsme intéressé). S'il y a une seule cause à défendre, c'est l'homme dans sa totalité existentielle, écologique et vraie, surtout quand il est pauvre, isolé et fragile.

 

 

 

 

 

Par Nicorazon - Publié dans : Penser autrement
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