Dimanche 5 avril 2009 7 05 /04 /2009 10:01

Petite philosophie de la marche : premier épisode.


Certains de ceux qui lisent ce blog savent que la vie m'a privé de la jambe droite depuis l'âge de 18 ans. D'autres ou les mêmes savent que depuis quelques semaines, je prends plaisir à la marche à pied. Je possède un triple avantage sur tout le monde : une prothèse électronique (qui a coûté très cher à la Sécurité Sociale et que je suis le premier à porter en Savoie) et deux cannes anglaises que j'ai décidé d'adopter pour les grandes marches. Quatre points d'appui pour un centre de gravité muni d'un meilleur espace de sustentation. Pauvres petits êtres organiques que vous êtes, qui n'avez que deux misérables jambes corruptibles.

Ce samedi matin, je décide d'explorer un petit chemin repéré à moins de trois cents mètres de la maison. Il descend dans la forêt et s'enfonce au milieu de feuillus. On va essayer de voir où il mène. C'est parti. Je chemine dans la terre, sur les cailloux, je patauge dans la boue. Survient une grande clairière, puis me voici au milieu de grands arbres, à flan de coteau. Un bruit de cavalcade : deux chevreuils traversent juste devant moi à fond la caisse. Cinq mètres plus loin, ils me rentraient dedans et je basculais dans le vide. Ce sont des chevreuils délicats ! Ils respectent de code de la route de la forêt. À moins que ce ne soient des chamois, il paraît qu'il y en a quelques uns dans le coin. Nous sommes au printemps : un mâle et une femelle, sans doute. Je n'ai pas réussi à voir lequel poursuit l'autre.


Tout joyeux, j'avance au coeur de la forêt. Le chemin se sépare en deux : l'un monte, l'autre descend.


Je m'engage dans celui qui descend. Mauvais choix, il se perd, je me perds au milieu des bois. Et la pente devient raide, presque verticale. Je pense à mon frère qui s'est tué dans la montagne des Pyrénées il y a un an et demi. Bon, pas de danger ici : il y a de la végétation, plein de feuilles mortes et de primevères pour amortir. Je dégringole sur le derrière et me voici en bas, face à deux bras de torrents. Ça alors ! Le petit torrent qui passe derrière la maison s'est ici considérablement élargi. Je ne l'avais jamais remarqué ! Comment le traverser ? Oh, un arbre couché au-dessus : je grimpe, l'enfourche et traverse le torrent centimètre par centimètre à califourchon sur le tronc couvert de mousse. Pourvu que je ne bascule pas : un gros plouf deux mètres en dessous dans une eau glaciale.


Ça y est, franchi. Un sentier longe la rivière entre les deux bras. Je décide de le remonter. Au bout de quelques minutes, je me trouve devant une écluse qui relie les deux torrents. Pour la traverser, une planche : me voici en train de jouer les funambules et cette fois, il ne s'agit pas de tomber. L'eau circule entre deux murs de béton.


Revoilà le sentier, très large. Il n'est pas entretenu. Apparemment jamais personne ne passe par là. Des arbres abattus par la neige de cet hiver barrent la route. J'escalade les souches. Des arbustes et des buissons mal taillés gênent les pas. Incroyable : je suis dans un vallon encaissé, boisé, loin de tout. Pas un bruit de moteur, pas un poteau électrique, pas une habitation... Des chants d'oiseaux, quelques bruissements de branches dans le vent et l'éternité de l'eau qui coule sans demander la permission à personne. Je guette l'apparition éventuelle des deux chevreuils qui doivent se cacher quelque part pas loin. Le sol est couvert de jonquilles. Quelqu'un viendrait les cueillir et les revendre pourrait se faire plusieurs centaines d'euros en quelques heures.

Photo de René Le sentier rejoint l'autre torrent et semble vouloir le traverser. La rivière fait plus de dix mètres de large. Pas de crocodiles, ni d'hippopotames, encore moins de piranhas en vue. Pas de paparazzi non plus. C'est bon : j'enlève ma chaussure, je bloque la prothèse en équilibre en l'air pour ne pas la mouiller, et voici une curieuse bestiole à quatre pattes, dont trois en métal et une en l'air, en train de franchir un torrent glacé, au niveau du genou, sur des pierres et des algues glissantes. Je manque dix fois de me "viander", comme disent les enfants.


Ouf, je m'assieds de l'autre côté et m'assoupis dans l'herbe au milieu des ours, des loups, des lynx (si ! si !), des lutins, des sirènes, des araignées et des fourmis rouges, des dahus (on en a vu quelques-uns dans le coin, ces derniers mois), des hobbits et des elfes.

J'ai soif. Je bois un peu d'eau de la rivière non encore empoisonnée (Ami Geronimo, il ne faut pas désespérer).


Il faut repartir. Ah, le sentier traverse de nouveau le torrent. Moins large, mais plus profond. J'ai l'expérience maintenant. L'eau glaciale est un plaisir. Ensuite la pente devient plus raide, les deux bras du torrent se sont rejoints. Le chemin devient plus acrobatique. Plusieurs fois, il suit le torrent en ravine verticale, le rebord couvert de terre et de gadoue. Il ne faut pas glisser, c'est une chute assurée de cinq à six mètres, plouf, dans le torrent. Soudain, je vois de l'autre côté une grosse ferme : mais d'où vient-elle celle-là, je ne l'avais jamais remarquée. Et puis revoilà la civilisation : des fils de fer barbelés. La prochaine fois, j'emmène une cisaille. Le sentier remonte le long de l'eau. Personne ne passe vraiment jamais par là, ma parole : je dois escalader des troncs d'arbres, des souches, des branches. Je transpire et la respiration est violente et joyeuse.

Le sentier débouche sur une prairie arrondie sous un lotissement de petites maisons non reconnaissables, au milieu de bouses de vache durcie par l'hiver. La poésie de la nature n'a pas de limites. J'arrive sur une route. Mais où suis-je ? Stupéfaction : c'est la route qui passe devant la maison. Je suis très exactement à moins de cent mètres de chez moi. Encore plus proche que le chemin pris le matin. Jamais auparavant, je n'avais remarqué ces sentiers, cette prairie. Et le lotissement ? C'est celui qui est juste au-dessus de chez nous.


Arrivé à la maison, en bon disciple de Descartes, je saisis une carte IGN au 1/25000. Je mesure avec un compas. Je me balade sur internet et regarde Google Earth : je viens de marcher plusieurs heures en pleine nature, accompagné de la seule musique de la forêt, de l'air et d'une rivière, sans m'éloigner de notre maison de plus de deux kilomètres à vol d'oiseau ! Depuis quinze ans que nous habitons Novalaise, je n'avais jamais découvert ce trésor caché. Et il y en a plein d'autres dans le coin !


(Suite de la petite philosophie de la marche dans un prochain article)

Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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