Il y a longtemps que je n'ai pas marché et surtout que je n'ai pas écrit de petite promenade philosophique.
Le Soleil arrivant enfin sur l'Isère, après des semaines de pluie et de froid, aujourd'hui je m'offre une petite marche digestive d'une à deux heures. Pas plus. À force de barboter tantôt dans les concepts philosophiques, tantôt dans la symbolique religieuse et théologique, tantôt dans des calculs de physique (pour compléter les fins de mois, je fais des enquêtes sur les flux énergétiques dans des entreprises pour l'ADEME), la tête finit par oublier le corps, les nerfs, les muscles et membres (qui restent). Et je finis par être comme ces dessins d'enfant qui croquent des personnages avec une grosse tête, des mains énormes et des pieds... sans tronc.
J'arrive : aïe ! Ce n'est pas le nom du village que j'avais lu sur la carte, mais... la station de ski de Chamrousse ! Je me précipite sur la carte menteuse. Mais non, elle ne m'avait pas menti. L'énoncé "Commune de Chamrousse" est écrit en gros, en bleu clair et en arrondi, trop gros pour que je le vois. Tout dépend de l'échelle du regard ! (C'est valable dans d'autres doma ines). Le village "Le Recoin" n'est qu'un hameau de l'ensemble de la commune Chamrousse 1650 ! Contre mauvaise fortune, bon coeur. Je me gare sur un parking vide (il n'y a presque personne), je m'équipe et je pars pour deux petites heures. Me voici seul, avec mes deux cannes anglaises. Plusieurs chemins sont balisés. Je m'engage dans celui que j'estime se rendre vers l'Aiguille que j'avais repérée. Malheureusement, le chemin se perd dans l'alpage. La pente est un peu verticale. Il n'y a pas trop de végétation et le sol est couvert de fleurs. Cela ne me gène pas. Il ne faut pas dix minutes pour que tout le bavardage se taise sous le crâne.
Soudain, au bout d'une petite demi-heure, à l'approche d'un petit col ou plus
exactement d'une forme à courbure négative, j'entends de la musique diffuse qui semble venir de derrière un mont. On dirait de l'accordéon ou de l'harmonica. Chouette, ai-je pensé, y aurait-il
quelque musicien poète qui vient dans la montagne pour taquiner la muse ? La déception suit : oh la la, cela s'enchaîne trop bien, sans aucun silence, ni aucune hésitation, pour que ce soit un
vrai musicien. C'est une radio. En effet, quelques secondes après, j'entends parler de vagues bleus qui ont le blues et qui s'envoient
amicalement des fleurs et des caresses verbales dans un lointain pays du sud de l'Afrique, puis une invraisemblable histoire de femme de ministre des finances qui magouille avec une milliardaire
(est-ce possible ?), puis d'un énigmatique employé d'une grande banque générale qui passe en procès pour avoir gaspillé quelques milliers, non millions, non milliards d'euros, puis d'un
évanescent financier américain qui entre en prison après avoir roulé des milliers de gens pour quelques dizaines de milliards de dollars. Pas de doute : c'est la radio ! Elle tonitrue dans toute
la montagne.
La source, je finis par la repérer : un 4x4 garé plus haut sur une colline, de l'autre côté du val où je me situe. Les portes et les fenêtres sont largement ouvertes. Il n'y a personne en vue.
Les informations terminées, la musique reprend et m'envoie un de ces délicieux petits clins d'oeil de la vie : ce sont des chansons de Théodore Bothrel, ce troubadour breton du début du siècle qui composa de nombreuses chansons de marin : la paimpolaise, brave marin, la mauvaise prière. Toutes des chansons de marin tristes, intenses, baignées d'horizon sans fin et d'amours blessés par la Mer et la mort. Mais pour moi, cela évoque bien autre chose. Toute notre enfance a été bercée par ces chansons que nous chantait mon père, des heures durant, pendant des voyages en voiture. Comment se fait-il qu'ici au dessus de Grenoble, en pleine montagne, loin de ma famille, loin de l'Océan, ces mélodies accompagnent ma promenade. L'imagination s'emplit de souvenirs et de nostalgie odorante et colorée.
Toutefois, j'ai besoin de silence. Je finis par atteindre le petit sommet, toujours enveloppé des chansons de Bothrel. Je bascule du côté opposé du 4x4, me réfugie contre un rocher et le son de l'infini (c'est comme cela que j'appelle le silence) efface le son de la radio. Ouf !
La vue est splendide : toute la Chaîne de Chartreuse est déployée depuis la Grande Sûre (1800
m) jusqu'au Mont Granier (2000 m), en passant par Chamechaude, la Dent de Crolles, les Lances de Malissard, le Grand Som, tous au-dessus de 2000 m. En face, la vallée du
Grésivaudan se découvre avec ses bourgs et le serpent autoroutier, à peine visible. À gauche, le Vercors. Mais la brume le cache. Sous le Vercors, Grenoble est
paresseusement étalé. Je constate avec bonheur qu'aucun bruit ne me vient de la ville. Je suis trop haut et trop loin. À droite, la barrière des Belledonnes et derrière le
Massif des Grandes Rousses. Mais les nuages les enveloppent : je sais qu'il y a des sommets cachés à plus de 3000 m. Certains de ces sommets sont accessibles depuis le lieu
où je me trouve. Mais ce ne sera pas aujourd'hui : j'ai perdu l'entraînement et l'habitude. J'espère quand même en profiter dès que possible.
Derrière moi, il y a un rocher, et derrière le rocher une radio : non non, je ne l'entends plus... ce qui prouve que la théorie de
la diffraction sonore a décidé de faire une exception cet après-midi, dans un petit coin de montagne.
Soudain un bruit de fond résonne à travers toutes les parois. Bon ! ON PEUT AVOIR UN PEU DE SILENCE DE TEMPS EN TEMPS ! Des mirages 2000 prennent la vallée du Grésivaudan à fond la caisse, en longeant la paroi des Belledonnes. Devant moi, volent des parapentes et même un planeur. À leur place, je ne serai pas rassuré ! Il doit y avoir un dieu pour les parapentistes, car je n'ai jamais encore entendu parler de l'un d'entre eux happé par un mirage 2000. Le grondement des réacteurs rebondira quelques secondes sur les falaises verticales granitiques.
Je descends donc rapidement à travers les alpages, sans prendre les chemins balisés. Je regarde la montagne : elle se fiche de moi. Les nuages sont partis et les sommets se dégagent.
À 200 mètres de la station de Chamrousse, je vois au loin le 4x4 descendre lui aussi à travers une route invisible. Nous allons arriver en même temps en bas. Nous nous croisons sur le parking : le conducteur, avec son chapeau sur la tête et ses yeux globuleux, n'a pas daigné répondre à mon regard ambivalent. La montagne qui chante l'océan est belle. La montagne en silence est encore plus belle.
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