Mardi 5 janvier 2010 2 05 /01 /2010 11:56

 

Articles précédents (5) (6) (7) (8)

Cette nuit, le sommeil n'est pas là. Je finis par me lever, m'habiller sans bruit et me glisser dehors. La température externe est aux alentours de -15°. Je saisis mes béquilles dans la voiture, ma toque en peau, un gros manteau, et je m'enfuis dans les rues du village. L'éclairage est faible, mais les reflets sur la glace et la neige le multiplient. Dans les Ardennes belges, beaucoup de villages sont à flanc de coteau. La pente est raide, glissante. Mais je sais où je désire me rendre. Là-bas, dans la forêt qui s'étend tout autour et qui appelle.

 

  • La petite route qui va vers la forêt grimpe assez fortement. La cloche de l'église sonne. Il doit être cinq heures du matin. Je dois surveiller chaque pas pour ne pas déraper. Les lumières du village dessinent des lignes et des cercles lumineux. L'éventail des couleurs tourne autour de l'orangé, et même la neige reflète ces teintes. Une petite averse de grésil tombe brutalement pendant quelques secondes. Elle est suivie de flocons. L'enchantement commence. Je m'éloigne du village. Les lumières cachent la nuit. C'est dommage. Je marche sur la glace qui craque parfois. Derrière, le jour artificiel des hommes. Devant, la nuit des collines ardennaises. Autour, les champs exhalent une lueur diffuse et graduelle qui disparaît sans horizon. Le chemin commence à redescendre. Il n'est plus goudronné. Les derniers lampadaires qui éclairent l'entrée d'une ferme basculent derrière l'horizon.

 

2010-01-01-Lesse Plus je m'éloigne des dernières habitations, mieux je me sens. La nuit et le silence doivent avoir envie de me parler. Bientôt, plus aucune lueur artificielle ne se manifeste, tandis que la neige redouble d'efforts pour illuminer l'obscurité de son indicible phosphorescence. Elle apaise mon pas. Marcher dans la neige est plus facile que sur le verglas, et si une des béquilles dérape, je suis tout de suite informé. Bonheur presque total. Quand je m'arrête, j'écoute. Enfin le silence ou plus exactement le seul son des flocons qui caressent le sol ! Eh oui, on les entend. Les yeux s'accoutument à la nuit. Les bavardages dans la tête s'éteignent. Seul demeure le bonheur d'exister, la joie d'être. Je mesure en cet instant, sans le formuler, la tromperie des mots, des masques et des convenances sociales... et peut-être aussi la difficulté de parler avec vérité et authenticité.


La forêt est enfin là, enfermée derrière des clôtures. Nouvelle obscurité. Il faut passer par dessus une série de barres de fer sensées empêcher le passage des chevreuils et des sangliers. Pour quelqu'un de normal, le franchissement est aisé. Pour un handicapé et ses béquilles, c'est plus funambulesque. Je finis à quatre pattes, les mains glacées, mais je passe. Une nouvelle vague de plénitude, teintée toutefois d'une légère appréhension, balaie mon âme. On entend quelques craquements de branches. Mais ils refusent de signaler quelle vie s'y cache. Je caresse l'espoir de croiser un sanglier ou une biche. Je n'en entendrai pas, ni n'en verrai. Pas un oiseau non plus ne chante. Le chemin bifurque plusieurs fois. Je les prends au hasard. Parfois le noir est tel que je ne vois presque plus le sol. Cependant les variances de teintes, même nocturnes, sont infinies. Naturellement, je bute sur une pierre et me retrouve les deux mains dans la neige. Pas grave, c'est reparti. Les perceptions s'affinent.

 

  • Tous mes sens sont à l'affût. Le froid essaie de glisser sur la peau, mais pas de chance pour lui, je suis bien couvert. J'ouvre la bouche pour laisser quelques flocons fondre sur la langue. Je me rends compte, ce n'est pas nouveau, que marcher dans une rue de ville ou dans un hypermarché efface la saisie immédiate, primordiale de la sensibilité, encourage le repli sur des désirs fétichistes et artificiels. Personnellement, cela me fatigue beaucoup et me stresse... alors qu'ici et maintenant sous les arbres, l'esprit et les sensations se dilatent à l'infini... ou à l'essentiel. Je pourrais marcher des heures. Les ombres sont nuancées selon les essences d'arbres, le découvert passager d'une futaie ou la distribution de la neige sur les taillis. On voit dans la nuit des choses qu'on ne verrait pas le jour. Le regard et l'écoute prennent le dessus sur la vision et l'intellect. Comme dans l'amitié, comme dans le partage du coeur, d'une étreinte ou celui d'une vibration musicale.

2010-01-01-babayaga

Soudain une lueur diffuse plus accentuée apparaît vers la gauche, devant, au sein de la forêt. Je suis plein d'espoir : y aurait-il une sorcière dans sa chaumière en train de mijoter un philtre d'amour ? Des elfes seraient-ils en train de danser dans une clairière ? Quelques esprits ont-ils l'intention de sortir de l'invisible pour partager une bonne bouteille de rosé autour d'un feu ? Chouette alors ! Le chemin semble tourner autour de la lumière laiteuse et se rapprocher. Mais la clarté reste toujours au-delà de quelques rideaux d'arbres. C'est vexant. Je croise un chemin un peu plus large, je décide de le prendre à gauche, plein sud. La mystérieuse luminosité a basculé à droite cette fois et elle continue à m'interpeller du coeur de la forêt. Je pense à une trouée où la Lune s'infiltrerait. Mais impossible, le ciel est couvert et le flux calme de la neige continue à descendre. Je ne saurai jamais d'où venaient ces lueurs.

 

  • Je marche encore longtemps dans les bois. La clarté du jour commence à poindre et à recouvrir l'espace. La forêt s'achève, le sentier s'élargit. Je repasse de nouvelles barres de fer. Celles-là, je les connais, je les ai déjà franchies une autre année. Le chemin redevient route et débouche après vingt minutes de marche sur le village du côté nord-ouest. J'étais parti vers le nord-est. Le charme est rompu, mais l'empreinte demeure. Je n'ai pas trop envie de parler et de retrouver les mondanités. La vérité va de nouveau se voiler dans les apparences, les masques, et les rêveries de l'artifice. Pour la trouver, ce sera plus dur.

 

Par Nicorazon - Publié dans : Buissonnement de la vie
Ecrire un commentaire - Voir les 5 commentaires - Partager    
Retour à l'accueil

Commentaires

Merci.
Commentaire n°1 posté par Louise le 05/01/2010 à 16h37
Magique ta promenade, Nico... J'aurai juré être là avec toi! Merci.
Commentaire n°2 posté par Daniel le 05/01/2010 à 16h44
merci de m'avoir fait rêver...ca change du cauchemard qui m'entoure...
Commentaire n°3 posté par lucie le 06/01/2010 à 12h14
Ben alors, tu n'as pas le moral en ce moment ? Tu as pourtant un joli blog et plein de visiteurs. Courage et bonne année. Nicolas
Réponse de Nicorazon le 07/01/2010 à 09h10
Magique, c'est vrai cette promenade nocturne en forêt d'Ardennes, un peu berceau de mon enfance et de mon adolescence. Apercevoir, de jour, un grand cerf qui vous dévisage, est un rêve éveillé. Mais le jour en forêt peut ressembler à la nuit.
Commentaire n°4 posté par gm le 08/01/2010 à 00h12
Je tombe par hasard sur ton blog qui m'a charmé. Ta ballade nocturne donne envie mais moi toute seule, j'aurai horriblement peur. Mais ce silence, je le retrouve quand je marche dans la neige. C'est apaisant !
Merci, je reviendrai te voir. @+
Commentaire n°5 posté par mecepatou le 22/02/2010 à 09h53
Merci. La solitude en silence dans la forêt des Ardennes (ou les montagnes au-dessus de Grenoble) fait parfois moins peur que la solitude dans le brouhaha des hypermarchés ou celui des réseaux de communication. Ai été voir ton site. Sympa, quoique la chanson qu'on y entend n'est pas trop mon truc. À bientôt. N.
Réponse de Nicorazon le 22/02/2010 à 10h23

Présentation

Créer un Blog

Recherche

Calendrier

Décembre 2010
L M M J V S D
    1 2 3 4 5
6 7 8 9 10 11 12
13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26
27 28 29 30 31    
<< < > >>
Créer un blog gratuit sur over-blog.com - Contact - C.G.U. - Rémunération en droits d'auteur - Signaler un abus - Articles les plus commentés