Mardi 5 janvier 2010
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11:56
Cette nuit, le sommeil n'est pas là. Je finis par me lever, m'habiller sans bruit et me glisser dehors. La température externe est aux alentours de -15°. Je saisis mes béquilles dans la voiture, ma
toque en peau, un gros manteau, et je m'enfuis dans les rues du village. L'éclairage est faible, mais les reflets sur la glace et la neige le multiplient. Dans les Ardennes belges, beaucoup de
villages sont à flanc de coteau. La pente est raide, glissante. Mais je sais où je désire me rendre. Là-bas, dans la forêt qui s'étend tout autour et qui appelle.
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La petite route qui va vers la forêt grimpe assez fortement. La cloche de l'église sonne. Il doit être cinq heures
du matin. Je dois surveiller chaque pas pour ne pas déraper. Les lumières du village dessinent des lignes et des cercles lumineux. L'éventail des couleurs tourne autour de l'orangé, et même la
neige reflète ces teintes. Une petite averse de grésil tombe brutalement pendant quelques secondes. Elle est suivie de flocons. L'enchantement
commence. Je m'éloigne du village. Les lumières cachent la nuit. C'est dommage. Je marche sur la glace qui craque parfois. Derrière, le jour artificiel des hommes. Devant, la nuit
des collines ardennaises. Autour, les champs exhalent une lueur diffuse et graduelle qui disparaît sans horizon. Le chemin commence à redescendre. Il n'est plus goudronné. Les derniers
lampadaires qui éclairent l'entrée d'une ferme basculent derrière l'horizon.
Plus je m'éloigne des dernières habitations, mieux je me sens. La nuit et le silence doivent avoir envie de me
parler. Bientôt, plus aucune lueur artificielle ne se manifeste, tandis que la neige redouble d'efforts pour illuminer l'obscurité de son indicible phosphorescence. Elle apaise mon pas. Marcher
dans la neige est plus facile que sur le verglas, et si une des béquilles dérape, je suis tout de suite informé. Bonheur presque total. Quand je m'arrête, j'écoute. Enfin le silence ou plus
exactement le seul son des flocons qui caressent le sol ! Eh oui, on les entend. Les yeux s'accoutument à la nuit. Les bavardages dans la tête s'éteignent. Seul demeure le bonheur d'exister, la
joie d'être. Je mesure en cet instant, sans le formuler, la tromperie des mots, des masques et des convenances sociales... et peut-être aussi la difficulté de parler avec vérité et
authenticité.
La forêt est enfin là, enfermée derrière des clôtures. Nouvelle
obscurité. Il faut passer par dessus une série de barres de fer sensées empêcher le passage des chevreuils et des sangliers. Pour quelqu'un de normal, le franchissement est aisé. Pour un
handicapé et ses béquilles, c'est plus funambulesque. Je finis à quatre pattes, les mains glacées, mais je passe. Une nouvelle vague de plénitude, teintée toutefois d'une légère appréhension,
balaie mon âme. On entend quelques craquements de branches. Mais ils refusent de signaler quelle vie s'y cache. Je caresse l'espoir de croiser un sanglier ou une biche. Je n'en entendrai pas, ni
n'en verrai. Pas un oiseau non plus ne chante. Le chemin bifurque plusieurs fois. Je les prends au hasard. Parfois le noir est tel que je ne vois presque plus le sol. Cependant les variances de
teintes, même nocturnes, sont infinies. Naturellement, je bute sur une pierre et me retrouve les deux mains dans la neige. Pas grave, c'est reparti. Les perceptions s'affinent.
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Tous mes sens sont à l'affût. Le froid essaie de glisser sur la peau, mais pas de chance pour lui, je suis bien
couvert. J'ouvre la bouche pour laisser quelques flocons fondre sur la langue. Je me rends compte, ce n'est pas nouveau, que marcher dans une rue de ville ou
dans un hypermarché efface la saisie immédiate, primordiale de la sensibilité, encourage le repli sur des désirs fétichistes et artificiels. Personnellement, cela me fatigue beaucoup et me
stresse... alors qu'ici et maintenant sous les arbres, l'esprit et les sensations se dilatent à l'infini... ou à l'essentiel. Je pourrais marcher des heures. Les ombres sont
nuancées selon les essences d'arbres, le découvert passager d'une futaie ou la distribution de la neige sur les taillis. On voit dans la nuit des choses qu'on ne verrait pas le jour. Le regard
et l'écoute prennent le dessus sur la vision et l'intellect. Comme dans l'amitié, comme dans le partage du coeur, d'une étreinte ou celui d'une vibration musicale.
Soudain une lueur diffuse plus accentuée apparaît vers la gauche, devant, au sein de
la forêt. Je suis plein d'espoir : y aurait-il une sorcière dans sa chaumière en train de mijoter un philtre d'amour ? Des elfes seraient-ils en train de danser dans une clairière ? Quelques
esprits ont-ils l'intention de sortir de l'invisible pour partager une bonne bouteille de rosé autour d'un feu ? Chouette alors ! Le chemin semble tourner autour de la lumière laiteuse et se
rapprocher. Mais la clarté reste toujours au-delà de quelques rideaux d'arbres. C'est vexant. Je croise un chemin un peu plus large, je décide de le prendre à gauche, plein sud. La mystérieuse
luminosité a basculé à droite cette fois et elle continue à m'interpeller du coeur de la forêt. Je pense à une trouée où la Lune s'infiltrerait. Mais impossible, le ciel est couvert et le flux
calme de la neige continue à descendre. Je ne saurai jamais d'où venaient ces lueurs.
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Je marche encore longtemps dans les bois. La clarté du jour commence à poindre et à recouvrir l'espace. La forêt
s'achève, le sentier s'élargit. Je repasse de nouvelles barres de fer. Celles-là, je les connais, je les ai déjà franchies une autre année. Le chemin redevient route et débouche après vingt
minutes de marche sur le village du côté nord-ouest. J'étais parti vers le nord-est. Le charme est rompu, mais l'empreinte demeure. Je n'ai pas trop envie de parler et de retrouver les
mondanités. La vérité va de nouveau se voiler dans les apparences, les masques, et les rêveries de l'artifice. Pour la trouver, ce sera plus dur.
Par Nicorazon
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Publié dans : Buissonnement de la vie
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Merci, je reviendrai te voir. @+