Dimanche 7 juin 2009
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la pensée en mouvement
Marcher est une métaphore. La marche symbolise le mouvement philosophique et existentiel de toute personne qui accepte de se laisser interpeller par les événements de la vie et de l'esprit, de la
rencontre des hommes et des femmes.
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J'ai toujours conçu mon propre cheminement philosophique comme une succession de marches et de pauses (ou comme une croisière sur un voilier, entre haute mer et mouillage) . Le temps de la
marche est celui de l'exploration de pensées nouvelles, d'écoutes des événements, de rencontres interpellantes. Il s'agit aussi d'une mise en danger permanente, surtout quand, comme
moi, on aime flirter avec les précipices, c'est-à-dire côtoyer des penseurs déstabilisants et anxiogènes. La marche est le temps de la
liberté.
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Le temps de la pause est celui des synthèses et du regard sur le trajet parcouru. Il
se manifeste à l'occasion d'un article ou d'un livre à écrire, d'une conférence ou d'un cours à donner, d'un séminaire à animer. Parfois, il se dévoile simplement dans le moment, au sens fort
du terme, de la contemplation. Le temps de la pause est un temps de bonheur.
Cela ne signifie pas que la marche ne soit pas aussi un temps de bonheur, ni que la pause n'ait pas sa saveur
de liberté. Mais d'un côté, dans le risque de la marche, il y a toujours une anxiété en relation avec un péril imprévisible qui se cacherait derrière un arbre ou dans un ravin. Et dans le repos,
s'agite parfois une petite appréhension de ne pouvoir repartir et se se laisser envoûter par quelque délice de Capoue.
Liberté et bonheur ne font pas si bon ménage que l'on ne le dit !
*
Je vais donner un exemple, qui n'est en fait pas un exemple puisqu'il engage des convictions personnelles.
Depuis des années, j'appuie une grande partie de ma réflexion sur l'avenir de la Planète sur la pensée de Hans Jonas (*). Pas seulement le Hans
Jonas trop connu, et malheureusement trop réduit à son heuristique de la peur. Mais aussi le Hans Jonas d'une philosophie de la vie que je trouve extrêmement percutante et qui est
malheureusement moins connue. D'une certaine manière, Jonas a bâti un refuge sur la route de mon cheminement personnel, et je m'y complais peut-être un peu trop, comme un ami me l'a reproché un
jour.
Or, il m'a été demandé pour l'an prochain, dans le cadre de mon travail, d'animer un groupe de recherche autour de la pensée d'André Gorz.
Autre penseur de l'avenir de la Planète, de tradition à la fois marxiste et existentialiste, qui a su intégrer et dépasser ses maîtres.
Les deux philosophes ont le même fondement : la nature est fragile, les paradigmes de la société occidentale la détruisent. Comment penser demain ? Rien de très original jusque là. Mais avec Gorz,
la perspective est très différente : je dois donc quitter le refuge et repartir vers de nouvelles lignes de crêtes.
Un des lieux où Jonas et Gorz bifurquent, c'est sur le point d'appui de la responsabilité.
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- Jonas met l'accent sur la responsabilité individuelle, que ce
soit celle dérivée de l'éducation reçue, celle de nos comportements quotidiens, celles des politiques. Changeons nos attitudes et notre échelle de valeur éthique, et le reste suivra.
Pour transformer nos habitudes, on connaît la fameuse injonction de la pensée de Jonas : faire peur, la peur (de l'avenir) nous secouera. Il y a dans ce
discours un vieux reste de culpabilisation judéo-chrétienne. Hans Jonas est naturellement plus nuancé car il a développé une phénoménologie de la
vie qui donne de l'appui à sa réflexion sur la responsabilité. Mais c'est ce discours sur la peur (et que je ne partage pas) qui reste ancré dans les cercles
philosophiques et les milieux informés.
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- Gorz en revanche porte la responsabilité sur le système et les
structures socio-économiques. La crise écologique est avant tout un effet de la crise capitaliste. Il en appelle au citoyen. Il ne met pas en cause les personnes. Sa pensée n'est pas
culpabilisante, mais au contraire stimulante. La lucidité avec laquelle il a analysé les mécanismes de la crise présente, mais aussi l'aliénation du travail par rapport aux valeurs, est à la
fois virile, forte et d'une humilité que j'ai rarement lue chez un intellectuel (il n'hésite pas à dire qu'il s'est trompé à telle ou telle époque de son
itinéraire). Paradoxalement, en raison de l'approche systémique de sa pensée, la réflexion de Gorz est beaucoup plus dynamisante : elle propose un vrai projet de société que je ne
ressens pas chez Jonas.
Après avoir lu Jonas, ma première tentation est celle du repli sur soi. Après avoir lu Gorz, j'ai envie de faire la révolution. Chez Jonas, une fois digéré la tentation du repli, la méditation existentielle et ses appels à transformer notre
comportement finissent par prendre le dessus. Chez Gorz, une fois l'exaltation révolutionnaire passée, j'ai envie de m'investir dans les voies politiques qu'il
propose, au risque de me tromper de temps en temps.
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Je ne jouerai pas l'un contre l'autre, ce serait une erreur de ma part. Ils sont tous les deux nécessaires. Je ne trouve en
effet pas beaucoup de métaphysique chez Gorz, ce que je trouve dommage, alors qu'il y en a une vertigineuse chez Jonas, inspirée d'une discussion à fleurets mouchetés avec la
phénoménologie de Heidegger... au point que cette métaphysique est enveloppante et parfois trop lourde. En revanche, il manque chez Jonas une analyse sociale et économique et un projet
d'avenir reposant sur du concret, que Gorz, lui, manie avec virtuosité.
Depuis quelques mois, je vis un état de repos, comme un marin allongé dans un hamac sur un voilier, au coeur d'une calanque. Un état de pause, au sens que je donnais
au début de cet article...... [début d'une parenthèse "'état d'âme" : cela en raison d'un rééquilibrage affectif
et existentiel extrêmement dense : découverte du simple bonheur de vivre la musique de l'instant présent, de me laisser porter par l'harmonie de l'infini et d'écouter les cadeaux de la vie -
fin de la parenthèse "état d'âme"]. Si on me parle écologie ou avenir de la planète, j'ai tendance à "jonasifier", maintenant que j'ai
bien intégré sa pensée. Le voilier, où je me repose aujourd'hui, doit peut-être s'éloigner des rivages jonasiens pour se rapprocher des rivages gorziens. La synthèse est en effet de nouveau
rompue. C'est reparti pour un nouveau voyage.
*
J'écris cet article dans un café au bord du Lac d'Aiguebelette, tandis que je regarde depuis la terrasse les championnats de France d'aviron...
(où j'ai participé et où on m'a remis une jolie médaille d'or, ce matin, pour la course handisport ! (**). Le bateau qui gagne, sur
l'image ci-contre est celui du 4 sans barreur féminin de notre club ! Waouh !).
Le bonheur était dans le chocolat chaud que la charmante serveuse a déposé sur la table.
La liberté se retrouvera quand je repartirai.
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(*) Je ne m'appuie pas que sur Jonas, heureusement. Par derrière, il y a toujours surtout
Moltmann, Teilhard, Morin et Whitehead et quelques autres... Jonas a juste l'avantage d'aborder directement les problèmes.
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(**) Mais il y a eu un petit trucage : faut pas le dire !
Par Nicorazon
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Publié dans : Planète village
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