Mercredi 18 novembre 2009 3 18 /11 /2009 08:26

Monastère de la Grande Chartreuse En notre époque de revendication identitaire et d'annonces apocalyptiques tous azimuts, un petit éclairage conceptuel n'est pas inutile. Il y a quelques jours, j'emmène des amis et de la famille visiter le monastère de la Grande Chartreuse, monument exceptionnel d'histoire et de culture, mais aussi d'identité chrétienne... Ignorant la perception de chacun de mes compagnes et compagnons vis à vis de ces interrogations, face à un lieu aussi fulgurant, j'étais à la fois mal-à-l'aise et à l'écoute des événements. Le site de la Grande Chartreuse surgissait de la brume juste après un déluge de pluie qui, paradoxalement, avait transformé le Massif de la Chartreuse en un théâtre de couleurs d'automne, de lumières, de sons, d'eaux jaillissantes et roulantes des parois rocheuses et boisées. Les montagnes, elles-mêmes couvertes de neige pour la première fois de la saison, apparaissaient et disparaissaient selon l'humeur changeante des nuages. Le spectacle était féerique... ou plutôt ensorcelant.

  • Une de mes compagnes me confie qu'elle est attirée par la spiritualité, mais indépendamment de toute religion. Thème connu et compréhensible, par les temps qui courent. Malheureusement, religion et spiritualité ne marchent pas si bien ensemble. Dans les sphères chrétiennes que je connais bien par exemple, le discours religieux est encore souvent infantilisant, voire infantile, et ce qui reste des hiérarchies continue à prendre les hommes et les femmes du XXème et du XXIème siècles pour des enfants, et parfois pour des demeurés irresponsables (1). Le réveil identitaire sur toute la surface de la Planète n'arrange rien. À l'époque où la Terre se tisse des rencontres des cultures, des métissages, d'internet et des échanges internationaux et intercontinentaux, où l'écosystème en danger exige la collaboration de tous, chacun avec ses talents propres, où l'intelligence humaine commence à peine à prendre son envol et percevoir d'immenses territoires, la revendication identitaire des religions ressemble à une explosion de crispations locales de peur. Je pourrais dire la même chose des nationalismes. J'irais même plus loin : les réveils identitaires ont une parenté avec les cellules cancéreuses au sein d'un organisme vivant. Elles sont stériles, elles détruisent la spécificité propre des autres cellules, elles finissent par tuer les organismes.

Or "religion" signifie à la fois relier et relire, indépendant de toute croyance en des divinités. « Relier », c'est-à-dire faire apparaître des liens entre les sociétés humaines et leur environnement naturel, mais aussi relier les hommes et les femmes entre eux. En d'autres termes, donner sens. « Relire » signifie prendre du recul par rapport aux perceptions et sensations immédiates, et assurer la mémoire personnelle et collective. Dans ce contexte, les divinités apparaissent comme l'ensemble des liens et des noms qui permettent d'apprivoiser l'inconnu, que ce soit l'inconnu naturel, l'inconnu social ou l'inconnu au fond de soi. Le monde s'organise donc autour du sens. Les religions ont ensuite une histoire qui permet de dépasser par dialectiques successives les conceptions naïves ou magiques et elle a mené aux grands monothéismes d'aujourd'hui (2). Pour le meilleur et pour le pire. Là aussi en effet, il y a eu un retournement dont la modernité ne s'est pas remise. En se divisant, en se déchirant, en s'imposant parfois par la force et la culpabilisation, les religions ont fini par transformer leur rôle de lien social et naturel en force de normalisation et de diviseur (dont destructrice du sens). C'est ainsi que j'entendais quelqu'un me dire un jour : « les hommes demandent du sens, les églises -et les religions- donnent des interdits ». Retour à l'infantilisation que j'évoquais ci-dessus. Dans ce cadre, la laïcité prend une attitude défensive et, quand j'entends certains discours anticléricaux, ils n'ont pas grand chose à envier aux institutions d'église, question infantilisation. J'exagère volontairement bien sûr, la réalité est plus nuancée : de nombreuses institutions et individus des grandes religions cherchent à dialoguer entre elles, à se comprendre et parfois s'unifier pour répondre aux défis contemporains. Et les religions sont particulièrement actives dans le domaine du social, de la santé et de la réflexion éthique. La laïcité peut aussi apparaître comme un lieu de rencontre et de confrontation où chacun peut retrouver ses petits. Mais que d'obstacles à surmonter ?


"Spiritualité" est une notion riche et polyvalente, parfois ambivalente. Elle répond incontestablement à la demande de sens. Derrière "spiritualité", se cache le mot "esprit" qui évoque une énergie unifiante, active, créatrice et symbolique face à la multiplicité du réel, de la matière et des savoirs positifs. Multiplicité qui prend souvent aujourd'hui l'aspect d'un éclatement et d'une non-communication en profondeur, dans une société où l'image et les masques cachent l'authenticité et les interrogations humaines premières. Les raisons de désespérer ont été nombreuses au cours du dernier siècle. De quoi douter de Dieu, du sens de la vie, mais plus encore douter de l'homme et de sa place dans une nature indifférente (3): retour à la gnose antique, explique Hans Jonas ! (4) La "spiritualité" apparaît comme une recherche de soi, une quête de signification dans le cadre de l'existence sociale, privée ou publique, et une nécessité de compréhension face à la finitude du corps et celle de la parole. Mais elle peut aussi être une fuite du réel, un refuge dans un bien être apparent qui se voile les contingences et les tragédies. D'où l'exigence d'un discernement permanent et combatif.

  • Il y a quelques jours, dans la nuit, j'écoutais une émission sur France Culture animée par l'irréductible Frédéric Lenoir. Avec son invitée, il expliquait le curieux paradoxe suivant : du point de vue des doctrines (et des institutions ou des sociétés qui les prolongent), les grandes religions s'opposent et parfois se déchirent avec violence. Mais du côté de la pratique spirituelle, pratique monastique ou pratique de la marche (5), il y a convergence, croisement et parfois union profonde. Cette union passe notamment par l'expérience mystique de la nuit et du silence : on se découvre soi-même en éteignant le discours, les idées, les bavardages intérieurs, les scénarios intimes. On découvre aussi l'être qui enveloppe et déborde toute représentation et toute théorie. Et par delà le silence et la nuit, il y a le mystère de l'amour et du décentrement de soi. Curieusement, toutes les grandes expériences mystiques rejoignent cette même intuition. Kabbale juive et hassidisme, bouddhisme aux multiples visages, mystique du Carmel, soufis musulmans, Shintoïsme... Et même très souvent chez des athées et des agnostiques. Frédéric Lenoir et son invitée évoquaient Freud et Nietzsche, par exemple. Je suis en train de préparer un colloque sur Edgar Morin : dans sa pensée, pourtant marquée par les sciences contemporaines, les idéologies, le structuralisme, la sociologie, émergent de partout l'inconnaissance, l'aspiration au silence, à la transcendance et au mystère... et la quête de l'amour.

À titre personnel, le musicien que je suis sait que la musique est une merveilleuse propédeutique vers le silence. La musique est le premier langage qui me permet de m'abstraire de l'espace des idées, des systèmes et des modélisations. Et je ne suis jamais aussi paisible que lorsque le silence m'envahit et dilate mes sens et mon espace intérieur aux dimensions de l'infini. Après avoir écouté une symphonie de Brahms ou une chanson de Judy Garland...

(1) Lire à ce propos l'ouvrage de Daniel Duigou : "l'Église sur le divan", 2009.
(2) Pour clarifier la situation, il faudrait distinguer les religions naturelles et les religions à prophétisme ou à sagesse historique. Je ne fais intervenir ici ni foi, ni conviction.
(3) Voir Jacques Monod : « l'homme est un tzigane égaré dans un monde où il est apparu par hasard. »
(3) Hans Jonas est spécialiste de la gnose et du néo-platonisme. Dans son ouvrage « le phénomène de la vie », il consacre un long chapitre, difficile il faut le reconnaître, sur les parentés entre l'existentialisme contemporain et la gnose antique.
(4) L'invitée, dont j'ai oublié le nom, évoquait le phénomène des pèlerinages qu'on retrouve partout sur la Planète.
Par Nicorazon - Publié dans : Et Dieu dans tout cela
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Commentaires

"Ce qu'à chacun de nous la musique vient offrir, c'est le goût de sortir de soi qui n'est autre chose que le commencement de cette inclination, de cette attraction que l'on appelle amour. Cet amour qui peut tout, qui unifie tout... Il faut aller plus loin... Ainsi la musique, pénétrant de sa lumière nos ténèbres, substitue à notre tumulte son chant. Et l'âme, peu à peu conquise par cette mélodie qui l'envahit, libérée par elle de tout ce qui n'est pas elle, n'a plus d'autre ressource que d'en réfléchir l'écho.
Ecouter la musique, c'est s'offrir à un échange vital.
Si j'ai quitté le stade de l'observation et de l'appréciation pour entrer dans celui de l'accueil pur et simple, bientôt plus rien n'existe en moi que Jean-Sébastien, présent dans mon intimité... J'étais partagé, en butte à une lutte intérieure. me voici simplifié, réduit par l'amour de l'échange. Mon pauvre moi, divisé contre soi-même, a cédé la place. Bach l'occupe... Ce n'est plus moi qui vit, c'est Bach qui vit en moi."
extrait de Musique et vie intérieure, de Joseph Samson.
Comme tu parlais de la musique et du silence, je t'offre ce tout petit extrait de ce livre. Je n'ai pas eu le courage d'en chercher un autre mieux adapté , mais peu importe, j'avais envie de ..partager
Commentaire n°1 posté par lulu le 22/11/2009 à 17h48
Merci Lucette de ton commentaire et de la réflexion de Joseph Samson.
Plus les années passent, plus j'ai le sentiment que l'existence est un mystérieux dialogue entre silence et musique. La langue de nos échanges construit les relations, mais elle trahit aussi. La musique atteint un autre niveau. Quand je travaille, écris un article ou prépare une formation, la musique m'accompagne sans me déranger... C'est une autre perception du cerveau qui est active.
Si j'avais du temps, je réfléchirais plus longuement sur la métaphore qui lie l'harmonie et les représentations du cosmos et de la nature dans les différentes cultures. Par exemple, la musique dans le cadre des sciences contemporaines, serait plus proche de la Valse tourbillonnante et déchaînée de Ravel ou de son turbulent Concerto pour la Main Gauche (mélange de jazz et de dégringolades harmoniques que je trouve extraordinairement symbolique de notre temps) que d'une fugue de Bach ou d'une douce chanson irlandaise.
Tu peux écouter le concerto de Ravel sur le lien suivant

La musique parle plus que les mots, et mène à la fois au silence et à l'amour... non sans combat parfois.
Réponse de Nicorazon le 25/11/2009 à 14h18

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