Jeudi 7 mai 2009 4 07 /05 /2009 12:49
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 Expérience très étonnante, j'ai un souvenir extrêmement aigu des parcours de marche dans le désert. Je précise bien "des parcours de marche", pas de ceux où je cheminais à dos de dromadaire. C'est tout juste si, en exagérant à peine, chaque pierre, chaque buisson, chaque petite déviation le long d'une dune, chaque fleur s'étaient imprimé(e)s dans la mémoire. Et aussi chaque mouvement du corps, également, un pas plus long, un déséquilibre plus accentué, une douleur qui s'éveille ou une aspiration qui s'engouffre dans le vide intérieur... J'étais attentif à chaque instant et à chaque lieu que la sensibilité touchait ou éprouvait, l'esprit complètement présent au corps vivant, sans évanescence, sans scénario intime, vide de bavardages, empli de la présence des choses, de la nature, de mes compagnes et compagnons de marche... sans mots, sans images. Une simple sensation de vie totale.

  • Avec le recul sur mes souvenirs divers, je me rends compte que chaque expérience de promenade délibérée, pour laquelle la seule finalité est de marcher, est habitée de cette même sensation de vie et d'unité de l'esprit et des sens. J'ai évoqué les promenades en montagne, par exemple vers la Dent de Crolles (que j'évoquais dans l'article précédent et sur laquelle je reviendrais) ou vers d'autres montagnes de Chartreuse, de l'Ariège, des Hautes Pyrénées ou des Belledonne. Les souvenirs sont vifs.
  • Mais pas autant que dans l'errance du désert, car dans une marche en montagne, l'intention de parvenir au sommet parasite le plaisir de l'instant présent.

Lorsque nous circulons en voiture, l'esprit est absorbé par tout autre chose que la route qui défile sous les roues. Il songe au rendez-vous qu'on a pris, ou à la jauge d'essence qui baisse. Il reçoit de multiples informations impossibles à collecter en raison de la vitesse, il est distrait par les panneaux publicitaires et en alerte devant les panneaux routiers, il surveille le comportement des autres conducteurs. Et si la radio est allumée, il voyage aux États-Unis, au Sri Lanka, à la Bourse de Paris, dans le stade du Barça, dans le dernier ouvrage de Régis Debray. Pire encore, le téléphone. Retour vers les soucis du quotidien, du travail, des enfants ou des parents...
Les sens eux-mêmes trahissent leur fonction puisqu'ils sont amplifiés par la technique : une petite pression sur le champignon et me voilà me déplaçant à cent kilomètres à l'heure, un léger mouvement du bras et  la voiture d'une tonne ou deux vire élégamment. C'est admirable, je ne dis pas le contraire. Mais quelque part, l'esprit est trompé, voire aliéné, détaché de la vie des sens et du corps. Aristote l'avait déjà remarqué (bien avant l'apparition de la mécanique). Et ainsi, je puis franchir mille kilomètres, en longeant des forêts, des rivières, en suivant des vallées et des collines, en traversant des cités diverses... et en oubliant complètement l'espace parcouru et la durée du parcours.
Faites l'expérience ! En dehors de quelques images remarquables parce que surprenantes, il ne reste pas grand chose.

*

Soyons quand même plus circonspect. Il y a deux manières de se représenter vivre l'instant présent en se déplaçant. Prenons une analogie, celle du vélo (PS. pour les sceptiques : oui, oui, malgré une jambe en moins, je fais du vélo, et j'ai même grimpé tous les cols du coin).
  •   Une première manière, aliénante, consiste à poser la tête sur le guidon et s'auto regarder pédaler, tandis que la pensée s'agite en rond au coeur des exigences de l'entourage : faire le gros dos face à mon chef qui me presse, ou face à la mauvaise humeur de mon conjoint ou de mes enfants, comment je vais payer la facture du plombier, zut ce soir j'ai une réunion dans une association qui me pompe... Quand je vais rentrer à la maison, je me fous le cul sur le divan et les pieds sur une chaise et je regarde le "petit journal" de Canal Plus. Demain, je m'en fous, et hier c'est passé et au diable les conséquences.
Dans cette première attitude, contrairement aux apparences, je ne suis pas moi-même, je vis en fonction des déterminismes imposés par la contrainte sociale ou les contraintes que je m'impose. Je suis à côté de mon corps et de mes sens, simples instruments au service du mouvement ou pire encore, objets et instruments pesants. Aliénation, donc.

  •   Une seconde manière, unifiante, est l'attitude où on ne se regarde pas pédaler, hypnotique, mais où on goûte l'altérité du monde et des sens, le contact du sol avec le cycle et la sensation du mouvement des jambes qui permettent la progression. Je savoure l'instant présent, la danse présente du corps, l'espace présent, qu'ils soient fluides ou qu'ils imposent leur énergie (dans une montée par exemple). Je ressens l'air qui circule dans la trachée et qui tourbillonne dans les poumons, sans demander l'autorisation de la volonté, le coeur qui s'accélère, le vent qui caresse le visage. Les sensations vident l'esprit de ses tourments, tandis que je prends conscience d'être un corps et une sensibilité en contact avec l'être du monde... et non pas d'avoir un corps et une sensibilité centrés sur soi.
ET téléphone pas maison Il s'agit bien sûr d'une métaphore catégorique. Toute expérience se situe dans l'espace coloré entre ces deux manières de goûter l'instant et l'immédiat.

Ce qui est plus facile à expliquer par l'analogie du vélo l'est a f
ortiori de la marche. Ne croyons pas que cette attitude détourne du temps qui passe et de l'avenir. Avec justesse, Gandhi -et bien d'autres avant, autour et après lui-, disait que pour construire l'avenir et transformer la Planète, il fallait d'abord se changer soi-même et bâtir sa propre unité. La vie devient joie et émotion, lumière, parfois souffrance, et fait exploser par fusion nos vieux dualismes corps-esprit, sujet-objet, action-passion...

Permettez cette confidence : lors du voyage dans les dunes de Zagora, j'ai éprouvé le sentiment de transformer le monde et de bâtir l'avenir. Non seulement d'en être capable, j'insiste, mais réellement de créer un monde nouveau.
Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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