cogito "ego" sum

Lundi 21 septembre 2009 1 21 /09 /2009 18:01
Il se passe quelque chose qui m'étonne beaucoup ces derniers temps.
Depuis quelque temps, à la suite d'une embauche dans un centre de réflexion, de formation et de recherche théologique, je prépare des formations, des cours, des séries de conférences sur divers thèmes philosophiques, religieux, socio-politiques.
En d'autres temps, j'ai donné des cours dans des instituts supérieurs, des universités ou des grandes entreprises, et j'avais ma méthode propre : réflexion épistémologique (*) et sémantique(**), analyse historique,  perspectives contemporaines et une synthèse un peu plus personnelle. J'étais à peu près sûr de retomber sur mes pieds (sur mon pied, plus exactement).

  • Or à ma grande surprise, j'ai du mal aujourd'hui à appliquer cette bonne vieille méthode. Plus exactement, quand je m'y mets, je développe en labyrinthe des lignes accessoires, j'accumule les données superflues, je me perds dans les considérations méthodologiques... et je constate toujours que quel que soit le schéma utilisé, c'est toujours plus compliqué que prévu.

Est-ce l'effet d'un certain vieillissement ? Peut-être. Ou plutôt un trop plein de données ? C'est vrai, quand je lis des cours que j'ai donnais ou des formations que j'ai animées, je vois surtout ce qui manque et mesure mes candeurs d'alors ! Là maintenant, en essayant d'être exhaustif et schématique, l'inspiration s'épuise, un peu comme s'affadit le goût après un repas trop copieux.

En revanche, quand je me laisse aller à la rêverie et à la poésie, les idées sur ces sujets sérieux viennent en rafales, comme des risées colorées ou des ondes parfumées. Tous les sens sont en éveil et la plume ou le clavier suivent le souffle tel un torrent entraîné par la pente de la montagne.
J'ai toujours aimé la fluidité du réel. Mais cette fluidité est difficile à saisir dans des schémas et des représentations. Lorsque je projetais ou dessinais un plan ou un schéma, je précisais toujours à mes étudiants : "attention danger, un schéma est toujours faux, et parfois mensonger". Le schéma fige la pensée qui est essentiellement mouvante et subtile. En me penchant sur des penseurs pourtant extrêmement rigoureux, je suis émerveillé, par exemple, de la poésie de l'écriture de Hegel, de celle de Bergson, de Jankélevitch, ou même (et je vais en surprendre) de Descartes ! La lecture de ces auteurs fait apparaître des images, des liens, des relations, des dialectiques implacables et austères, mais surtout un quelque chose qui circule à travers... un quelque chose de vivant et d'effervescent.

Le célèbre principe d'indétermination d'Heisenberg démontrait que dès que l'instant est saisi (géométriquement et quantitativement), la dynamique est perdue... et réciproquement. Et ce qui est vrai au niveau nucléaire (ondes fluides et particules localisées) l'est analogiquement a fortiori des phénomènes apparents plus complexes ; analogie du fleuve agité que l'on photographie. "C'est l'Isère" pourrait-on dire en voyant la photo ! Non, ce n'est pas l'Isère, c'est une photo de l'Isère (***) à Grenoble. Sur la photo, le bouillonnement et les agitations sont réduits dans une géométrie. Aplatis, comme une tomate sous une presse. Le mieux serait de s'y plonger.

  • Ainsi va la pensée. Si elle est figée dans une représentation, dans des images, dans une géométrie, elle s'échappe. Il faut s'y baigner et se laisser emporter par le courant, par les turbulences qui nous retournent et par la vie qu'elles réveillent.

En préparant mes interventions, j'essaie de me laisser porter par la magie de la vie qui se cache derrière la trame étudiée. Je me sens exister sans l'aliénation qui guette tout intellectuel et tout scientifique (impitoyablement analysée par Edgar Morin). Et la pensée vient toute seule...

PS. Ça ne marche pas toujours. Dame inspiration est capricieuse !



(*) C'est-à-dire exposé des présupposés, des conditions initiales du parcours proposé. Je n'insiste pas trop sur le sujet si le public n'est pas préparé.
(**) Que va-t-on mettre sous les concepts ? Quel sens donne-t-on aux notions utilisées, etc.
(***) Ceci n'est pas une pipe !
Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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Jeudi 7 mai 2009 4 07 /05 /2009 12:49
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 Expérience très étonnante, j'ai un souvenir extrêmement aigu des parcours de marche dans le désert. Je précise bien "des parcours de marche", pas de ceux où je cheminais à dos de dromadaire. C'est tout juste si, en exagérant à peine, chaque pierre, chaque buisson, chaque petite déviation le long d'une dune, chaque fleur s'étaient imprimé(e)s dans la mémoire. Et aussi chaque mouvement du corps, également, un pas plus long, un déséquilibre plus accentué, une douleur qui s'éveille ou une aspiration qui s'engouffre dans le vide intérieur... J'étais attentif à chaque instant et à chaque lieu que la sensibilité touchait ou éprouvait, l'esprit complètement présent au corps vivant, sans évanescence, sans scénario intime, vide de bavardages, empli de la présence des choses, de la nature, de mes compagnes et compagnons de marche... sans mots, sans images. Une simple sensation de vie totale.

  • Avec le recul sur mes souvenirs divers, je me rends compte que chaque expérience de promenade délibérée, pour laquelle la seule finalité est de marcher, est habitée de cette même sensation de vie et d'unité de l'esprit et des sens. J'ai évoqué les promenades en montagne, par exemple vers la Dent de Crolles (que j'évoquais dans l'article précédent et sur laquelle je reviendrais) ou vers d'autres montagnes de Chartreuse, de l'Ariège, des Hautes Pyrénées ou des Belledonne. Les souvenirs sont vifs.
  • Mais pas autant que dans l'errance du désert, car dans une marche en montagne, l'intention de parvenir au sommet parasite le plaisir de l'instant présent.

Lorsque nous circulons en voiture, l'esprit est absorbé par tout autre chose que la route qui défile sous les roues. Il songe au rendez-vous qu'on a pris, ou à la jauge d'essence qui baisse. Il reçoit de multiples informations impossibles à collecter en raison de la vitesse, il est distrait par les panneaux publicitaires et en alerte devant les panneaux routiers, il surveille le comportement des autres conducteurs. Et si la radio est allumée, il voyage aux États-Unis, au Sri Lanka, à la Bourse de Paris, dans le stade du Barça, dans le dernier ouvrage de Régis Debray. Pire encore, le téléphone. Retour vers les soucis du quotidien, du travail, des enfants ou des parents...
Les sens eux-mêmes trahissent leur fonction puisqu'ils sont amplifiés par la technique : une petite pression sur le champignon et me voilà me déplaçant à cent kilomètres à l'heure, un léger mouvement du bras et  la voiture d'une tonne ou deux vire élégamment. C'est admirable, je ne dis pas le contraire. Mais quelque part, l'esprit est trompé, voire aliéné, détaché de la vie des sens et du corps. Aristote l'avait déjà remarqué (bien avant l'apparition de la mécanique). Et ainsi, je puis franchir mille kilomètres, en longeant des forêts, des rivières, en suivant des vallées et des collines, en traversant des cités diverses... et en oubliant complètement l'espace parcouru et la durée du parcours.
Faites l'expérience ! En dehors de quelques images remarquables parce que surprenantes, il ne reste pas grand chose.

*

Soyons quand même plus circonspect. Il y a deux manières de se représenter vivre l'instant présent en se déplaçant. Prenons une analogie, celle du vélo (PS. pour les sceptiques : oui, oui, malgré une jambe en moins, je fais du vélo, et j'ai même grimpé tous les cols du coin).
  •   Une première manière, aliénante, consiste à poser la tête sur le guidon et s'auto regarder pédaler, tandis que la pensée s'agite en rond au coeur des exigences de l'entourage : faire le gros dos face à mon chef qui me presse, ou face à la mauvaise humeur de mon conjoint ou de mes enfants, comment je vais payer la facture du plombier, zut ce soir j'ai une réunion dans une association qui me pompe... Quand je vais rentrer à la maison, je me fous le cul sur le divan et les pieds sur une chaise et je regarde le "petit journal" de Canal Plus. Demain, je m'en fous, et hier c'est passé et au diable les conséquences.
Dans cette première attitude, contrairement aux apparences, je ne suis pas moi-même, je vis en fonction des déterminismes imposés par la contrainte sociale ou les contraintes que je m'impose. Je suis à côté de mon corps et de mes sens, simples instruments au service du mouvement ou pire encore, objets et instruments pesants. Aliénation, donc.

  •   Une seconde manière, unifiante, est l'attitude où on ne se regarde pas pédaler, hypnotique, mais où on goûte l'altérité du monde et des sens, le contact du sol avec le cycle et la sensation du mouvement des jambes qui permettent la progression. Je savoure l'instant présent, la danse présente du corps, l'espace présent, qu'ils soient fluides ou qu'ils imposent leur énergie (dans une montée par exemple). Je ressens l'air qui circule dans la trachée et qui tourbillonne dans les poumons, sans demander l'autorisation de la volonté, le coeur qui s'accélère, le vent qui caresse le visage. Les sensations vident l'esprit de ses tourments, tandis que je prends conscience d'être un corps et une sensibilité en contact avec l'être du monde... et non pas d'avoir un corps et une sensibilité centrés sur soi.
ET téléphone pas maison Il s'agit bien sûr d'une métaphore catégorique. Toute expérience se situe dans l'espace coloré entre ces deux manières de goûter l'instant et l'immédiat.

Ce qui est plus facile à expliquer par l'analogie du vélo l'est a f
ortiori de la marche. Ne croyons pas que cette attitude détourne du temps qui passe et de l'avenir. Avec justesse, Gandhi -et bien d'autres avant, autour et après lui-, disait que pour construire l'avenir et transformer la Planète, il fallait d'abord se changer soi-même et bâtir sa propre unité. La vie devient joie et émotion, lumière, parfois souffrance, et fait exploser par fusion nos vieux dualismes corps-esprit, sujet-objet, action-passion...

Permettez cette confidence : lors du voyage dans les dunes de Zagora, j'ai éprouvé le sentiment de transformer le monde et de bâtir l'avenir. Non seulement d'en être capable, j'insiste, mais réellement de créer un monde nouveau.
Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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Jeudi 23 avril 2009 4 23 /04 /2009 20:00
- articles précédents (2) et (1) -

Ce matin, je décide de me rendre à mon nouveau travail à pied.
À pied, n'exagérons rien : il me faut prendre la voiture jusqu'à Chambéry (20 Kilomètres), zigzaguer dans les bouchons à l'entrée de la ville, garer la voiture (par chance, je connais une petite place réservée handicapé, jamais prise), prendre le train jusqu'à Grenoble (une heure de voyage), descendre à Grenoble-Gières, à côté du campus universitaire. Je découvre le trajet pour la première fois.
Marcher sur l'asphalte, habituellement, me fatigue.
Depuis la gare de Gières jusqu'à mon nouveau boulot, à Meylan, il y a trois kilomètres environ. C'est parti.
  • Tram Grenoble Au début, c'est simple. Je traverse un quartier résidentiel calme, en suivant la ligne toute moderne de tramway. Pas de voiture, un sifflement à peine audible lorsque le tramway me dépasse ou me croise.
  • J'arrive sur le campus universitaire. Fini l'asphalte et le goudron. Ici, pelouses et chemins de terre, pavements et pierres. Grand bonheur et respiration. Je savoure chaque pas. Voici le centre de formation continue où j'ai failli travailler. Puis survient la Faculté des lettres Stendhal : des étudiants circulent en tous sens. Mais surtout, sur les pelouses, des tentes sont plantées, des étudiants jouent de la guitare, d'autres distribuent des tracts ou sirotent à la terrasse d'un café. Ah oui, j'avais oublié : il y a des grèves. Cela m'évoque de bons souvenirs d'autrefois...
Maintenant, c'est le bâtiment austère et assez moderne des mathématiques pures. En France, on distingue les maths pures, celles de l'élite, des maths appliquées, celles des vulgaires. Le philosophe Pierre Thuillier s'était amusé non sans humour de cette particularité franchouillarde dans son ouvrage "les savoirs ventriloques". Deux siècles après la Révolution ! J'avais dirigé un groupe de recherche avec des enseignants et des chercheurs du CNRS sur ce thème.
  • Ah voici la faculté et les instituts de chimie. Souvenirs, souvenirs. Autant j'ai détesté la chimie à l'université, autant je l'ai aimée dans les entreprises où j'ai travaillé... Elf, Péchiney, les colonnes de distillation, les réacteurs et les tuyaux chargés de produits toxiques, les fours fumants et crachant du feu et des coulées brûlantes de phosphore en fusion, bruits métalliques, odeurs inquiétantes. Un monde de mecs, à la fois durs et touchants quand je les avais en formation.

    Ici aux abords de la faculté, les pelouses sont mal entretenues, les bâtiments décrépis ou rouillés, les vitres sales. Un étudiant en blouse blanche passe portant un récipient en bois chargés de tubes à essais. Ambiance triste, voire déprimante. Ainsi va la recherche en France... Bien inquiétant, tout cela.
Suit le bâtiment de la météo. Il me faut rejoindre l'Isère car j'ai repéré sur la carte une passerelle piétonnière. La météo ? Carrément la forêt vierge. Pas de passage visible. L'écosystème n'est pas ici en danger. On a dû intégrer, par défaut, le concept de développement durable, face au dérèglement climatique. Je reviens en arrière, je cherche, ce qui est naturel dans des lieux de recherche. Passerelle de Meylan

Ouf, un pa
ssage à travers les bois et ... surprise ! l'Isère dans toute son agitation torrentielle. Et voici la passerelle. Deux étudiants amoureux enlacés la traversent tranquillement. Je ne veux pas les déranger. Je m'arrête au milieu du pont. Le c Dent de Crolles ourant est violent.
Face à moi, la Dent de Crolles,
 majestueuse
.

Quel étonnement et quelle sensation. Si proche ? J'aime cette montagne. La Dent de Crolles a une grande valeur symbolique dans ma vie : j'en dirai un mot dans un prochain article. Je la contemple. C'est trop beau : pas d'autres ponts, aucune route en vue, des bois et le vacarme de l'Isère. Je suis à deux kilomètres de Grenoble à vol d'oiseau.
  • De l'autre côté de la passerelle, le Parc de "l'île d'amour". Ça ne s'invente pas. Les amoureux ont disparu dans les buissons. Des fleurs, les arbres du printemps aux teintes vertes variées, des chants d'oiseaux sur fond très lointain de bruits de voiture ; des marcheurs qui soufflent et qui rient. Un groupe d'enfants avec leurs deux institutrices, charmantes je dois l'avouer.
  • Je longe l'Isère, tourne à angle droit et je débouche sur une usine d'incinération. De l'autre côté du chemin, un champ de tulipes destiné, d'après une pancarte, à lutter contre le cancer. Je savoure la cocasserie de la situation. Pourquoi pas, après tout !
Malheureusement, il faut traverser la voie rapide à travers un rond-point compliqué :  cacophonie des véhicules, CO2 et gymkana personnel pour trouver le passage piéton.

Enfin ou plutôt déjà, la petite rue de Meylan où se situe mon nouveau lieu de travail. J'ai marché une heure trente, je suis en pleine forme, sans aucun sentiment de fatigue, avec le sentiment d'avoir pleinement vécu.
La réunion de travail qui suit se passera dans la bonne humeur et l'efficacité.

*

Foule gare Saint Lazare Il y a quelques mois, je devais me rendre à une réunion de formation d'ingénieurs à Paris. Un proche me dit : "fastoche, tu débarques à la Gare Saint Lazare et tu traverses le 9ème arrondissement". Cauchemar : trois quart d'heure de marche seulement, fatigue, nervosité, écorchures sous ma prothèse... Presqu'aucun souvenir de la marche, sinon celui de bousculades de passants qui déambulent à toute allure, écarts pour éviter poubelles, échoppes, crottes de chien, vacarme des voitures, cyclistes et rollers sur les trottoirs, agression des couleurs dans les boutiques et des lumières intermittentes et "flashies", asphalte sale et dur.
Suis-je passé à côté d'un bâtiment chargé d'histoire, d'une oeuvre d'art ou d'un parc ? Je n'ai rien vu. L'impression est floue, violente, infernale... mortifère.
Le bâtiment où je travaillerais la journée m'apparaît comme un refuge dans un univers de folie.

La marche, oui. Mais dans un environnement de vie... SVP. Comme disait Alphonse Allais, "on devrait bâtir les villes à la campagne, l'air y est meilleur".
Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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Mercredi 8 avril 2009 3 08 /04 /2009 10:11

Suite des aventures dans les dunes de Zagora. À LIRE AU SECOND DEGRÉ

Nietzsche, dans un des plus célèbres aphorismes de "Zarathoustra", utilise une métaphore du chameau -donc du dromadaire- (assez percutante, il faut le reconnaître), pour désigner une typologie humaine qu'il n'aime pas... mais qui ne correspond pas à la réalité. Bref, d'après notre ami Friedrich, le chameau ou le dromadaire, est l'animal qui ne vit que par ses muscles, qui s'agenouille et s'humilie pour se charger du fardeau des autres. Oui, Friedrich, il y a un peu de cela, vu d'Allemagne ou d'Italie du Nord.

  Je ne lui en veux pas : j'ai vérifié. Nietzsche ne s'est rendu ni au Maroc, ni au Mali, ni en Arabie, ni dans aucun désert du monde, sinon celui de son coeur
  • Ceux qui me connaissent savent que j'aime Nietzsche parce qu'il dit tout haut ce qu'on n'ose pas penser tout bas. De plus, c'est un homme qui a souffert, des amitiés passionnées brisées, des passions pour des femmes fatales, et perte de la raison de la fin de sa vie. Tous ceux qui sont un peu poètes sont sensibles au philosophe allemand. Cela dit, la lecture de Nietzsche, aussi émoustillante soit-elle, est quelque peu toxique, comme une drogue dure : pour me désintoxiquer d'une page du philosophe allemand, j'ai besoin de lire plusieurs Tintins, quelques chapitres de la Bible ou de la Kabbale, dix bons romans policiers, regarder cinquante "petits journaux" de Canal plus, écouter cent fois le "Pierrot Lunaire" de Schöenberg, faire mille méharées au Maroc ... et encore ! Il restera toujours quelque chose d'un peu vénémeux .
Revenons à nos chameaux et dromadaires. Le dromadaire ne s'agenouille pas, sinon pour une séquence intermédiaire, entre la position debout et la position couchée. Il s'aplatit sur le ventre pour se reposer. Il regarde avec bonhommie l'agitation des bipèdes autour de lui. Il garde la tête droite et autoritaire, sans nullement s'humilier.

Quand il se lève, il le fait en trois temps, c'est-à-dire avec la sagesse de passer d'une activité à l'autre par étapes progressives. Une première fois l'avant, une seconde fois l'arrière, une troisième fois l'avant. Il faut être bien accroché pour ne pas valdinguer au-dessus de la bosse, tel le cowboy emporté dans un rodéo. Il proteste parfois, mais pas plus que nous-mêmes, dans notre insondable sagesse, au réveil du matin... en trois temps : d'abord le dos dans le lit... on se frotte les yeux, on baille en râlant car on resterait bien encore dormir ; puis la rotation de pi sur deux pour s'asseoir au bord du lit et vérifier en maugréant l'exactitude de l'heure sur le réveil ; et enfin la position debout en poussant des soupirs :  "vivement ce soir !" (ordre des séquences non garanti pour tout le monde). Alors pourquoi le dromadaire n'aurait-il pas droit lui aussi à des états d'âme bougons quand on l'invite à se lever ?

Si le dromadaire porte les fardeaux des autres, il ne semble pas en être gêné. D'ailleurs, ce n'est pas lui qui se charge, ce sont les autres qui le chargent. Lui, il est costaud et rend service. Les berbères lui en donnent crédit et sont particulièrement attentionnés envers lui : pas une brutalité inutile,quelques mots brefs et fermes, beaucoup de délicatesse, de cette finesse de l'équilibre entre devoir (marcher) et plaisir (fourrer sa tête dans un buisson pour manger). Et encore, il aime marcher.

C'est donc parti.
La démarche du dromadaire est singulière. En comparaison avec le rythme du pas occidental moyen, celui du marcheur dans la rue ou dans les couloirs du métro, sa déambulation est déstressante. Que l'on savoure le plaisir du balancement sur la bosse ou que l'on marche à ses côtés (voir vidéo ci-dessus), toute la sensibilité ralentit, s'élargit, se dilate.Le dromadaire, muni de longues jambes droites et de sabots qui se moulent au contact du sol, adopte un tempo calme, songeur, deux fois plus lent que celui du pas des vulgaires bipèdes (ou quadrupèdes métalliques) que nous sommes. Tout ralentit. Une marche où on avance vite en ralentissant ! Étonnant, non ? Le dromadaire ne regarde pas le sol, il fixe l'horizon, fait remarquer le responsable de la méharée. Non seulement son pas épouse les reliefs et les aspérités des pierres et du sable, mais son allure noble, tête en avant tournée vers les dunes lointaines, embrasse tout le désert. Waouh !
  • Voici une dune assez raide à franchir. Accrochons-nous. Le dromadaire s'arrête, hésite, prudent : il pense à son précieux chargement. Sympa. Le berbère qui le conduit tire un léger coup sur la corde et le voilà qui dégringole la pente avec autorité. Cris et rires garantis pour celle ou celui qui le chevauche.
traboule lyonnaise Dans les dunes, ceux qui marchent s'amusent parfois à dévaler les pentes en courant ou en se roulant par terre. Liberté du désert. Je me vois mal dévaler en cabrioles les escaliers de Montmartre ou ceux des traboules de Fourvière. Pour deux raisons : d'une part, je me ferais mal. Avez-vous remarqué qu'en ville, si vous ne marchez pas comme les autres citadins, vous recevez des coups et risquez sans cesse votre peau ? Je reviendrais sur ce thème dans un prochain article. D'autre part, je choquerais les âmes bien pensantes... Et les touristes japonais, belges, texans ou marseillais, ajouteraient une couche de plus à l'idée que décidément les français sont complètement givrés. Quand on marche, gambade, roule en galipettes dans les dunes, on ne se blesse pas et on rit comme des fadas.

Tout cela sous le sourire et la protection bienveillante des seigneurs des sables, les dromadaires, et de leurs complices nomades (berbères dans mon expérience...).



Je donne tort au philosophe allemand. Si le dromadaire semble, vu de loin dans l'imagerie imaginaire de nos imaginations, être humilié, lourd, et assujetti aux nomades, c'est lui, en réalité, qui domine la situation dans la marche, dans la tenue, dans le service qu'il rend, dans la sérénité de son allure et de son élégance.


(à suivre)
Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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Dimanche 5 avril 2009 7 05 /04 /2009 10:01

Petite philosophie de la marche : premier épisode.


Certains de ceux qui lisent ce blog savent que la vie m'a privé de la jambe droite depuis l'âge de 18 ans. D'autres ou les mêmes savent que depuis quelques semaines, je prends plaisir à la marche à pied. Je possède un triple avantage sur tout le monde : une prothèse électronique (qui a coûté très cher à la Sécurité Sociale et que je suis le premier à porter en Savoie) et deux cannes anglaises que j'ai décidé d'adopter pour les grandes marches. Quatre points d'appui pour un centre de gravité muni d'un meilleur espace de sustentation. Pauvres petits êtres organiques que vous êtes, qui n'avez que deux misérables jambes corruptibles.

Ce samedi matin, je décide d'explorer un petit chemin repéré à moins de trois cents mètres de la maison. Il descend dans la forêt et s'enfonce au milieu de feuillus. On va essayer de voir où il mène. C'est parti. Je chemine dans la terre, sur les cailloux, je patauge dans la boue. Survient une grande clairière, puis me voici au milieu de grands arbres, à flan de coteau. Un bruit de cavalcade : deux chevreuils traversent juste devant moi à fond la caisse. Cinq mètres plus loin, ils me rentraient dedans et je basculais dans le vide. Ce sont des chevreuils délicats ! Ils respectent de code de la route de la forêt. À moins que ce ne soient des chamois, il paraît qu'il y en a quelques uns dans le coin. Nous sommes au printemps : un mâle et une femelle, sans doute. Je n'ai pas réussi à voir lequel poursuit l'autre.


Tout joyeux, j'avance au coeur de la forêt. Le chemin se sépare en deux : l'un monte, l'autre descend.


Je m'engage dans celui qui descend. Mauvais choix, il se perd, je me perds au milieu des bois. Et la pente devient raide, presque verticale. Je pense à mon frère qui s'est tué dans la montagne des Pyrénées il y a un an et demi. Bon, pas de danger ici : il y a de la végétation, plein de feuilles mortes et de primevères pour amortir. Je dégringole sur le derrière et me voici en bas, face à deux bras de torrents. Ça alors ! Le petit torrent qui passe derrière la maison s'est ici considérablement élargi. Je ne l'avais jamais remarqué ! Comment le traverser ? Oh, un arbre couché au-dessus : je grimpe, l'enfourche et traverse le torrent centimètre par centimètre à califourchon sur le tronc couvert de mousse. Pourvu que je ne bascule pas : un gros plouf deux mètres en dessous dans une eau glaciale.


Ça y est, franchi. Un sentier longe la rivière entre les deux bras. Je décide de le remonter. Au bout de quelques minutes, je me trouve devant une écluse qui relie les deux torrents. Pour la traverser, une planche : me voici en train de jouer les funambules et cette fois, il ne s'agit pas de tomber. L'eau circule entre deux murs de béton.


Revoilà le sentier, très large. Il n'est pas entretenu. Apparemment jamais personne ne passe par là. Des arbres abattus par la neige de cet hiver barrent la route. J'escalade les souches. Des arbustes et des buissons mal taillés gênent les pas. Incroyable : je suis dans un vallon encaissé, boisé, loin de tout. Pas un bruit de moteur, pas un poteau électrique, pas une habitation... Des chants d'oiseaux, quelques bruissements de branches dans le vent et l'éternité de l'eau qui coule sans demander la permission à personne. Je guette l'apparition éventuelle des deux chevreuils qui doivent se cacher quelque part pas loin. Le sol est couvert de jonquilles. Quelqu'un viendrait les cueillir et les revendre pourrait se faire plusieurs centaines d'euros en quelques heures.

Photo de René Le sentier rejoint l'autre torrent et semble vouloir le traverser. La rivière fait plus de dix mètres de large. Pas de crocodiles, ni d'hippopotames, encore moins de piranhas en vue. Pas de paparazzi non plus. C'est bon : j'enlève ma chaussure, je bloque la prothèse en équilibre en l'air pour ne pas la mouiller, et voici une curieuse bestiole à quatre pattes, dont trois en métal et une en l'air, en train de franchir un torrent glacé, au niveau du genou, sur des pierres et des algues glissantes. Je manque dix fois de me "viander", comme disent les enfants.


Ouf, je m'assieds de l'autre côté et m'assoupis dans l'herbe au milieu des ours, des loups, des lynx (si ! si !), des lutins, des sirènes, des araignées et des fourmis rouges, des dahus (on en a vu quelques-uns dans le coin, ces derniers mois), des hobbits et des elfes.

J'ai soif. Je bois un peu d'eau de la rivière non encore empoisonnée (Ami Geronimo, il ne faut pas désespérer).


Il faut repartir. Ah, le sentier traverse de nouveau le torrent. Moins large, mais plus profond. J'ai l'expérience maintenant. L'eau glaciale est un plaisir. Ensuite la pente devient plus raide, les deux bras du torrent se sont rejoints. Le chemin devient plus acrobatique. Plusieurs fois, il suit le torrent en ravine verticale, le rebord couvert de terre et de gadoue. Il ne faut pas glisser, c'est une chute assurée de cinq à six mètres, plouf, dans le torrent. Soudain, je vois de l'autre côté une grosse ferme : mais d'où vient-elle celle-là, je ne l'avais jamais remarquée. Et puis revoilà la civilisation : des fils de fer barbelés. La prochaine fois, j'emmène une cisaille. Le sentier remonte le long de l'eau. Personne ne passe vraiment jamais par là, ma parole : je dois escalader des troncs d'arbres, des souches, des branches. Je transpire et la respiration est violente et joyeuse.

Le sentier débouche sur une prairie arrondie sous un lotissement de petites maisons non reconnaissables, au milieu de bouses de vache durcie par l'hiver. La poésie de la nature n'a pas de limites. J'arrive sur une route. Mais où suis-je ? Stupéfaction : c'est la route qui passe devant la maison. Je suis très exactement à moins de cent mètres de chez moi. Encore plus proche que le chemin pris le matin. Jamais auparavant, je n'avais remarqué ces sentiers, cette prairie. Et le lotissement ? C'est celui qui est juste au-dessus de chez nous.


Arrivé à la maison, en bon disciple de Descartes, je saisis une carte IGN au 1/25000. Je mesure avec un compas. Je me balade sur internet et regarde Google Earth : je viens de marcher plusieurs heures en pleine nature, accompagné de la seule musique de la forêt, de l'air et d'une rivière, sans m'éloigner de notre maison de plus de deux kilomètres à vol d'oiseau ! Depuis quinze ans que nous habitons Novalaise, je n'avais jamais découvert ce trésor caché. Et il y en a plein d'autres dans le coin !


(Suite de la petite philosophie de la marche dans un prochain article)

Par Nicorazon - Publié dans : cogito "ego" sum
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