Identité

" Je ne peux rien pour qui ne se pose pas de questions " (Confucius)
Mardi 9 février 2010 2 09 /02 /2010 09:46

Sur France Culture, un philosophe en relation étroite avec le monde des affaires, rapporte sa conversation avec un économiste. L'économiste tient le syllogisme suivant. Majeure : L'homme est fondamentalement égoïste. Mineure : la somme des intérêts particuliers sert l'intérêt général. Rien d'original, c'est la thèse d'Adam Smith, au XVIIIème siècle et qui trotte encore dans la tête des libéraux post-Thatcher et post-Reagan. Le système marche parfaitement depuis deux siècles. Conclusion : ne touchez pas aux dividendes des traders, aux rémunérations des dirigeants et aux bénéfices pharaoniques des actionnaires, vous allez foutre en l'air le système. Et il ajoutait en corollaire : l'économie n'a rien à voir avec la morale (avec la philosophie). L'économie est une partie de la logique.


  • 2010-02-09-Max-Weber et sa femme Evidemment, le philosophe ne se laisse pas abuser si facilement. La majeure du syllogisme « l'homme est fondamentalement égoïste » est déjà un principe moral. Mal barré. Max Weber dans « l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme » a démontré que ce n'est pas l'égoïsme qui habitait les premiers capitalistes, mais la nécessité de travailler dur pour sauver le monde. Passons. La mineure « la somme des intérêts particuliers sert l'intérêt général » est une erreur épistémologique. Tout philosophe des sciences sait que le tout n'est pas la somme des parties, même dans un puzzle ou dans une pyramide de cubes construite par un bébé. A fortiori, pour des systèmes organiques complexes comme un système vivant ou une société humaine (et même animale).
2010-02-09-congés payés « Le système marche bien depuis deux siècles ? ». Ouais, heureusement qu'il y a eu des mouvements associatifs, sociaux, des ajustements politiques, et pas seulement marxistes, pour permettre une redistribution et plus d'égalité et de justice. « L'économie est une partie de la logique ». Ah, parce qu'il n'y a pas de décision arbitraire dans les choix économiques ? C'est toutou rationnel ? Ah ! Ah ! Ah ! Mieux vaut en rire. De plus, l'histoire des sciences montre que les sciences évoluent toutes en général vers des modèles statistiques (à commencer par la physique que j'ai pratiquée) où l'aléatoire et l'indétermination sont partout présents. L'économie y échapperait-elle ?


Mais le problème le plus grave ne vient pas de la morale, mais de l'écologie et de la théorie de l'information (et même de toute science adulte qui a un peu de bon sens). Tout échange d'information (de connaissance, de marchandise ou de monnaie) a un coût énergétique. Cette énergie libre, comme on l'appelle en thermodynamique, se dissipe dans l'univers. A fortiori quand il s'agit de concentrations 2010-02-09-kandinsky-compoindustrielles, de mégamachines technologiques, pour reprendre une expression d'Ivan Illich, pour produire des biens inutiles et que le jeu publicitaire veut nous rendre indispensables. La Planète est endommagée et nous savons aujourd'hui que cette dégradation va plus vite que la capacité de l'écosystème à se renouveler. La "science logique" qu'est l'économie est aussi soumise à ces lois ! A moins qu'elle ne soit une science divine, purement formelle, purement spirituelle. Je serai heureux de rencontrer un de ces grands maîtres spirituels parmi les économistes.

Malheureusement ici, c'est l'avenir de la Planète qui est en jeu. Qui veut faire l'ange fait la bête.


L'économiste affirmait que les philosophes feraient bien de faire un peu plus d'économie. Possible, mais il a en partie tort : ils sont bien plus nombreux qu'il ne le croit. Je peux en citer un bon paquet. On peut lui renvoyer l'ascenseur : les économistes feraient bien de faire un peu plus de philosophie. Et là, malheureusement, je n'en connais pas beaucoup.

Par Nicorazon - Publié dans : Planète village
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Lundi 25 janvier 2010 1 25 /01 /2010 16:48

Henri Salvador chantait autrefois : « regardez le petit clown qui rit toujours d'un air joyeux. Tout le monde croit qu'il est heureux... Et pourtant il pleure, et pourtant il meurt dans son coeur, et son chagrin est bien caché ». Les apparences sont trompeuses. Quand j'entends cette chanson, je pense au clown du film « Sous le plus grand chapiteau du monde » qui avait tué sa femme et qui pleurait tristement après ses spectacles. 2010-01-25-charlie chaplin


Ce qui est vrai des clowns l'est aussi des chercheurs et aventuriers de l'esprit. C'est sans doute mon cas, car je n'arrête pas de croiser des personnes qui proclament que je suis savant, que je suis une encyclopédie, que je suis l'intellectuel du groupe etc. Et pourtant, je me sens complètement ignorant, comme dans l'obscurité qui enveloppe le plongeur lorsqu'il descend dans l'océan, et je suis contraint à chaque instant de me désapproprier de moi-même et de me décentrer. De plus, face à des individus sûrs de leurs convictions et de leur appréhension certaine du réel (qu'elle soit optimiste, tragique, rationnelle ou ésotérique), je ne sais plus quoi dire et me sens complètement désarmé, voire ridicule... même quand je connais infiniment mieux le sujet dont ils parlent.


Revenons au clown. Je ne sais pas pourquoi je suis de plus en plus sensible à ce point : ce ne sont pas la tragédie d'un côté ou la raison scientifique de l'autre qui expriment le mieux les structures et l'essence du réel, mais la comédie. Une comédie sans dérision toutefois, celle qui sait rire de soi et des autres sans méchanceté, mais qui dérange les certitudes... Henri Salvador était certainement le plus sage et le plus savant d'entre nous.

Par Nicorazon - Publié dans : Penser autrement
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Mardi 5 janvier 2010 2 05 /01 /2010 11:56

 

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Cette nuit, le sommeil n'est pas là. Je finis par me lever, m'habiller sans bruit et me glisser dehors. La température externe est aux alentours de -15°. Je saisis mes béquilles dans la voiture, ma toque en peau, un gros manteau, et je m'enfuis dans les rues du village. L'éclairage est faible, mais les reflets sur la glace et la neige le multiplient. Dans les Ardennes belges, beaucoup de villages sont à flanc de coteau. La pente est raide, glissante. Mais je sais où je désire me rendre. Là-bas, dans la forêt qui s'étend tout autour et qui appelle.

 

  • La petite route qui va vers la forêt grimpe assez fortement. La cloche de l'église sonne. Il doit être cinq heures du matin. Je dois surveiller chaque pas pour ne pas déraper. Les lumières du village dessinent des lignes et des cercles lumineux. L'éventail des couleurs tourne autour de l'orangé, et même la neige reflète ces teintes. Une petite averse de grésil tombe brutalement pendant quelques secondes. Elle est suivie de flocons. L'enchantement commence. Je m'éloigne du village. Les lumières cachent la nuit. C'est dommage. Je marche sur la glace qui craque parfois. Derrière, le jour artificiel des hommes. Devant, la nuit des collines ardennaises. Autour, les champs exhalent une lueur diffuse et graduelle qui disparaît sans horizon. Le chemin commence à redescendre. Il n'est plus goudronné. Les derniers lampadaires qui éclairent l'entrée d'une ferme basculent derrière l'horizon.

 

2010-01-01-Lesse Plus je m'éloigne des dernières habitations, mieux je me sens. La nuit et le silence doivent avoir envie de me parler. Bientôt, plus aucune lueur artificielle ne se manifeste, tandis que la neige redouble d'efforts pour illuminer l'obscurité de son indicible phosphorescence. Elle apaise mon pas. Marcher dans la neige est plus facile que sur le verglas, et si une des béquilles dérape, je suis tout de suite informé. Bonheur presque total. Quand je m'arrête, j'écoute. Enfin le silence ou plus exactement le seul son des flocons qui caressent le sol ! Eh oui, on les entend. Les yeux s'accoutument à la nuit. Les bavardages dans la tête s'éteignent. Seul demeure le bonheur d'exister, la joie d'être. Je mesure en cet instant, sans le formuler, la tromperie des mots, des masques et des convenances sociales... et peut-être aussi la difficulté de parler avec vérité et authenticité.


La forêt est enfin là, enfermée derrière des clôtures. Nouvelle obscurité. Il faut passer par dessus une série de barres de fer sensées empêcher le passage des chevreuils et des sangliers. Pour quelqu'un de normal, le franchissement est aisé. Pour un handicapé et ses béquilles, c'est plus funambulesque. Je finis à quatre pattes, les mains glacées, mais je passe. Une nouvelle vague de plénitude, teintée toutefois d'une légère appréhension, balaie mon âme. On entend quelques craquements de branches. Mais ils refusent de signaler quelle vie s'y cache. Je caresse l'espoir de croiser un sanglier ou une biche. Je n'en entendrai pas, ni n'en verrai. Pas un oiseau non plus ne chante. Le chemin bifurque plusieurs fois. Je les prends au hasard. Parfois le noir est tel que je ne vois presque plus le sol. Cependant les variances de teintes, même nocturnes, sont infinies. Naturellement, je bute sur une pierre et me retrouve les deux mains dans la neige. Pas grave, c'est reparti. Les perceptions s'affinent.

 

  • Tous mes sens sont à l'affût. Le froid essaie de glisser sur la peau, mais pas de chance pour lui, je suis bien couvert. J'ouvre la bouche pour laisser quelques flocons fondre sur la langue. Je me rends compte, ce n'est pas nouveau, que marcher dans une rue de ville ou dans un hypermarché efface la saisie immédiate, primordiale de la sensibilité, encourage le repli sur des désirs fétichistes et artificiels. Personnellement, cela me fatigue beaucoup et me stresse... alors qu'ici et maintenant sous les arbres, l'esprit et les sensations se dilatent à l'infini... ou à l'essentiel. Je pourrais marcher des heures. Les ombres sont nuancées selon les essences d'arbres, le découvert passager d'une futaie ou la distribution de la neige sur les taillis. On voit dans la nuit des choses qu'on ne verrait pas le jour. Le regard et l'écoute prennent le dessus sur la vision et l'intellect. Comme dans l'amitié, comme dans le partage du coeur, d'une étreinte ou celui d'une vibration musicale.

2010-01-01-babayaga

Soudain une lueur diffuse plus accentuée apparaît vers la gauche, devant, au sein de la forêt. Je suis plein d'espoir : y aurait-il une sorcière dans sa chaumière en train de mijoter un philtre d'amour ? Des elfes seraient-ils en train de danser dans une clairière ? Quelques esprits ont-ils l'intention de sortir de l'invisible pour partager une bonne bouteille de rosé autour d'un feu ? Chouette alors ! Le chemin semble tourner autour de la lumière laiteuse et se rapprocher. Mais la clarté reste toujours au-delà de quelques rideaux d'arbres. C'est vexant. Je croise un chemin un peu plus large, je décide de le prendre à gauche, plein sud. La mystérieuse luminosité a basculé à droite cette fois et elle continue à m'interpeller du coeur de la forêt. Je pense à une trouée où la Lune s'infiltrerait. Mais impossible, le ciel est couvert et le flux calme de la neige continue à descendre. Je ne saurai jamais d'où venaient ces lueurs.

 

  • Je marche encore longtemps dans les bois. La clarté du jour commence à poindre et à recouvrir l'espace. La forêt s'achève, le sentier s'élargit. Je repasse de nouvelles barres de fer. Celles-là, je les connais, je les ai déjà franchies une autre année. Le chemin redevient route et débouche après vingt minutes de marche sur le village du côté nord-ouest. J'étais parti vers le nord-est. Le charme est rompu, mais l'empreinte demeure. Je n'ai pas trop envie de parler et de retrouver les mondanités. La vérité va de nouveau se voiler dans les apparences, les masques, et les rêveries de l'artifice. Pour la trouver, ce sera plus dur.

 

Par Nicorazon - Publié dans : Buissonnement de la vie
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Jeudi 10 décembre 2009 4 10 /12 /2009 15:44
Il y a quelques jours, notre ami René s'est éteint à l'âge de 54 ans.

Il était atteint d'un cancer depuis 2005 et il a lutté contre lui avec des armes qui ne sont pas habituelles : les soins traditionnels bien sûr...; mais aussi et surtout l'amitié, une belle histoire d'amour, un choix conscient et volontaire de vivre pleinement ses derniers mois, et une transformation intérieure étonnante. Ces quatre dernières "thérapies" lui ont permis de prolonger de plusieurs années son espérance de vie, au grand étonnement des médecins dans leur diagnostic. Combien de fois ai-je entendu : "Oh, il n'en a plus que pour quelques semaines, pour quelques jours !"
  • Quelques semaines avant sa mort, il m'avait confié ce sentiment de dilatation personnelle qui s'accompagnait du sentiment d'être passé, avant sa maladie, à côté de soi.
Il est mort la veille (!) de la publication du livre qu'il a écrit et qui raconte son expérience.

livre de René-copie-2
L'illustration est de mon amie Catherine Hiboud
Voici ce qu'en dit son éditeur : "Voici le témoignage bouleversant et plein d’humanité d’un homme en pleine force de l’âge atteint d’un cancer avec de multiples métastases au pronostic des plus défavorables. Un dynamisme a surgi. Il est présent. Dans ce livre, il relate cette épreuve comme une nouvelle naissance. Elle peut servir pour d’autres… “17 décembre 2007 : Je ne sais pas comment faire. J’ai un cancer de l’intestin depuis janvier 2005 avec des métastases au poumon et au foie. Je n’ai pas beaucoup de temps à vivre me disent les médecins...” - Voici la première phrase que René Platel a prononcée en introduction de cette première consultation. Septembre 2009 : “Je suis toujours là et je me sens bien”. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? Je dis souvent : pour s’améliorer et pourquoi pas guérir, il nous est proposé d’agir. René Platel a cherché et a agi. Il n’a pas attendu dans son coin. Il est allé visiter des contrées que le hasard lui a proposé de rencontrer. Il nous les offre ici. Il nous offre également son parcours et ses hésitations. Il parle de l’intérieur, de ce qu’il ressent tout au long de cette route chaotique et, ô combien initiatique. Pour moi, c’est un très bon exemple à suivre car il fait exactement ce qu’il est logique de faire aujourd’hui lorsqu’on est atteint de cette manière : cure médicale avec une équipe pluridisciplinaire, soutien psychologique, cure psychosomatique et traitements adjuvants comme l’homéopathie, entre autres. Mon expérience clinique m’autorise à dire que c’est actuellement la meilleure formule pour se donner un maximum de chances pour se sortir de ce mauvais pas. Son côté humaniste l’a poussé à écrire ce livre, pour lui bien sûr mais également pour ses collègues actuels de chimiothérapie et ceux que je ne connais pas. Cela peut les aider, j’en suis sûr !




Cette présentation de l'éditeur ne met peut-être pas suffisamment en valeur la qualité des relations humaines qu'il a vécues ces derniers mois, dont j'ai été un des témoins étonnés (faut bien vendre !). Mais elle est là, faites-moi confiance !

Par Nicorazon - Publié dans : Buissonnement de la vie
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Mercredi 18 novembre 2009 3 18 /11 /2009 08:26

Monastère de la Grande Chartreuse En notre époque de revendication identitaire et d'annonces apocalyptiques tous azimuts, un petit éclairage conceptuel n'est pas inutile. Il y a quelques jours, j'emmène des amis et de la famille visiter le monastère de la Grande Chartreuse, monument exceptionnel d'histoire et de culture, mais aussi d'identité chrétienne... Ignorant la perception de chacun de mes compagnes et compagnons vis à vis de ces interrogations, face à un lieu aussi fulgurant, j'étais à la fois mal-à-l'aise et à l'écoute des événements. Le site de la Grande Chartreuse surgissait de la brume juste après un déluge de pluie qui, paradoxalement, avait transformé le Massif de la Chartreuse en un théâtre de couleurs d'automne, de lumières, de sons, d'eaux jaillissantes et roulantes des parois rocheuses et boisées. Les montagnes, elles-mêmes couvertes de neige pour la première fois de la saison, apparaissaient et disparaissaient selon l'humeur changeante des nuages. Le spectacle était féerique... ou plutôt ensorcelant.

  • Une de mes compagnes me confie qu'elle est attirée par la spiritualité, mais indépendamment de toute religion. Thème connu et compréhensible, par les temps qui courent. Malheureusement, religion et spiritualité ne marchent pas si bien ensemble. Dans les sphères chrétiennes que je connais bien par exemple, le discours religieux est encore souvent infantilisant, voire infantile, et ce qui reste des hiérarchies continue à prendre les hommes et les femmes du XXème et du XXIème siècles pour des enfants, et parfois pour des demeurés irresponsables (1). Le réveil identitaire sur toute la surface de la Planète n'arrange rien. À l'époque où la Terre se tisse des rencontres des cultures, des métissages, d'internet et des échanges internationaux et intercontinentaux, où l'écosystème en danger exige la collaboration de tous, chacun avec ses talents propres, où l'intelligence humaine commence à peine à prendre son envol et percevoir d'immenses territoires, la revendication identitaire des religions ressemble à une explosion de crispations locales de peur. Je pourrais dire la même chose des nationalismes. J'irais même plus loin : les réveils identitaires ont une parenté avec les cellules cancéreuses au sein d'un organisme vivant. Elles sont stériles, elles détruisent la spécificité propre des autres cellules, elles finissent par tuer les organismes.

Or "religion" signifie à la fois relier et relire, indépendant de toute croyance en des divinités. « Relier », c'est-à-dire faire apparaître des liens entre les sociétés humaines et leur environnement naturel, mais aussi relier les hommes et les femmes entre eux. En d'autres termes, donner sens. « Relire » signifie prendre du recul par rapport aux perceptions et sensations immédiates, et assurer la mémoire personnelle et collective. Dans ce contexte, les divinités apparaissent comme l'ensemble des liens et des noms qui permettent d'apprivoiser l'inconnu, que ce soit l'inconnu naturel, l'inconnu social ou l'inconnu au fond de soi. Le monde s'organise donc autour du sens. Les religions ont ensuite une histoire qui permet de dépasser par dialectiques successives les conceptions naïves ou magiques et elle a mené aux grands monothéismes d'aujourd'hui (2). Pour le meilleur et pour le pire. Là aussi en effet, il y a eu un retournement dont la modernité ne s'est pas remise. En se divisant, en se déchirant, en s'imposant parfois par la force et la culpabilisation, les religions ont fini par transformer leur rôle de lien social et naturel en force de normalisation et de diviseur (dont destructrice du sens). C'est ainsi que j'entendais quelqu'un me dire un jour : « les hommes demandent du sens, les églises -et les religions- donnent des interdits ». Retour à l'infantilisation que j'évoquais ci-dessus. Dans ce cadre, la laïcité prend une attitude défensive et, quand j'entends certains discours anticléricaux, ils n'ont pas grand chose à envier aux institutions d'église, question infantilisation. J'exagère volontairement bien sûr, la réalité est plus nuancée : de nombreuses institutions et individus des grandes religions cherchent à dialoguer entre elles, à se comprendre et parfois s'unifier pour répondre aux défis contemporains. Et les religions sont particulièrement actives dans le domaine du social, de la santé et de la réflexion éthique. La laïcité peut aussi apparaître comme un lieu de rencontre et de confrontation où chacun peut retrouver ses petits. Mais que d'obstacles à surmonter ?


"Spiritualité" est une notion riche et polyvalente, parfois ambivalente. Elle répond incontestablement à la demande de sens. Derrière "spiritualité", se cache le mot "esprit" qui évoque une énergie unifiante, active, créatrice et symbolique face à la multiplicité du réel, de la matière et des savoirs positifs. Multiplicité qui prend souvent aujourd'hui l'aspect d'un éclatement et d'une non-communication en profondeur, dans une société où l'image et les masques cachent l'authenticité et les interrogations humaines premières. Les raisons de désespérer ont été nombreuses au cours du dernier siècle. De quoi douter de Dieu, du sens de la vie, mais plus encore douter de l'homme et de sa place dans une nature indifférente (3): retour à la gnose antique, explique Hans Jonas ! (4) La "spiritualité" apparaît comme une recherche de soi, une quête de signification dans le cadre de l'existence sociale, privée ou publique, et une nécessité de compréhension face à la finitude du corps et celle de la parole. Mais elle peut aussi être une fuite du réel, un refuge dans un bien être apparent qui se voile les contingences et les tragédies. D'où l'exigence d'un discernement permanent et combatif.

  • Il y a quelques jours, dans la nuit, j'écoutais une émission sur France Culture animée par l'irréductible Frédéric Lenoir. Avec son invitée, il expliquait le curieux paradoxe suivant : du point de vue des doctrines (et des institutions ou des sociétés qui les prolongent), les grandes religions s'opposent et parfois se déchirent avec violence. Mais du côté de la pratique spirituelle, pratique monastique ou pratique de la marche (5), il y a convergence, croisement et parfois union profonde. Cette union passe notamment par l'expérience mystique de la nuit et du silence : on se découvre soi-même en éteignant le discours, les idées, les bavardages intérieurs, les scénarios intimes. On découvre aussi l'être qui enveloppe et déborde toute représentation et toute théorie. Et par delà le silence et la nuit, il y a le mystère de l'amour et du décentrement de soi. Curieusement, toutes les grandes expériences mystiques rejoignent cette même intuition. Kabbale juive et hassidisme, bouddhisme aux multiples visages, mystique du Carmel, soufis musulmans, Shintoïsme... Et même très souvent chez des athées et des agnostiques. Frédéric Lenoir et son invitée évoquaient Freud et Nietzsche, par exemple. Je suis en train de préparer un colloque sur Edgar Morin : dans sa pensée, pourtant marquée par les sciences contemporaines, les idéologies, le structuralisme, la sociologie, émergent de partout l'inconnaissance, l'aspiration au silence, à la transcendance et au mystère... et la quête de l'amour.

À titre personnel, le musicien que je suis sait que la musique est une merveilleuse propédeutique vers le silence. La musique est le premier langage qui me permet de m'abstraire de l'espace des idées, des systèmes et des modélisations. Et je ne suis jamais aussi paisible que lorsque le silence m'envahit et dilate mes sens et mon espace intérieur aux dimensions de l'infini. Après avoir écouté une symphonie de Brahms ou une chanson de Judy Garland...

(1) Lire à ce propos l'ouvrage de Daniel Duigou : "l'Église sur le divan", 2009.
(2) Pour clarifier la situation, il faudrait distinguer les religions naturelles et les religions à prophétisme ou à sagesse historique. Je ne fais intervenir ici ni foi, ni conviction.
(3) Voir Jacques Monod : « l'homme est un tzigane égaré dans un monde où il est apparu par hasard. »
(3) Hans Jonas est spécialiste de la gnose et du néo-platonisme. Dans son ouvrage « le phénomène de la vie », il consacre un long chapitre, difficile il faut le reconnaître, sur les parentés entre l'existentialisme contemporain et la gnose antique.
(4) L'invitée, dont j'ai oublié le nom, évoquait le phénomène des pèlerinages qu'on retrouve partout sur la Planète.
Par Nicorazon - Publié dans : Et Dieu dans tout cela
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