Sur France Culture, un philosophe en relation étroite avec le monde des affaires, rapporte sa conversation avec un économiste. L'économiste tient le syllogisme suivant. Majeure : L'homme est fondamentalement égoïste. Mineure : la somme des intérêts particuliers sert l'intérêt général. Rien d'original, c'est la thèse d'Adam Smith, au XVIIIème siècle et qui trotte encore dans la tête des libéraux post-Thatcher et post-Reagan. Le système marche parfaitement depuis deux siècles. Conclusion : ne touchez pas aux dividendes des traders, aux rémunérations des dirigeants et aux bénéfices pharaoniques des actionnaires, vous allez foutre en l'air le système. Et il ajoutait en corollaire : l'économie n'a rien à voir avec la morale (avec la philosophie). L'économie est une partie de la logique.
Mais le problème le plus grave ne vient pas de la morale, mais de l'écologie et de la théorie de l'information (et
même de toute science adulte qui a un peu de bon sens). Tout échange d'information (de connaissance, de marchandise ou de monnaie) a un coût
énergétique. Cette énergie libre, comme on l'appelle en thermodynamique, se dissipe dans l'univers. A fortiori quand il s'agit de concentrations industrielles, de
mégamachines technologiques, pour reprendre une expression d'Ivan Illich, pour produire des biens inutiles et que le jeu publicitaire veut
nous rendre indispensables. La Planète est endommagée et nous savons aujourd'hui que cette dégradation va plus vite que la capacité de l'écosystème à se
renouveler. La "science logique" qu'est l'économie est aussi soumise à ces lois ! A moins qu'elle ne soit une science divine, purement formelle, purement spirituelle. Je serai
heureux de rencontrer un de ces grands maîtres spirituels parmi les économistes.
Malheureusement ici, c'est l'avenir de la Planète qui est en jeu. Qui veut faire l'ange fait la bête.
L'économiste affirmait que les philosophes feraient bien de faire un peu plus d'économie. Possible, mais il a en partie tort : ils sont bien plus nombreux qu'il ne le croit. Je peux en citer un bon paquet. On peut lui renvoyer l'ascenseur : les économistes feraient bien de faire un peu plus de philosophie. Et là, malheureusement, je n'en connais pas beaucoup.
Henri Salvador chantait autrefois : « regardez le petit clown qui rit toujours d'un air joyeux. Tout le monde croit qu'il est heureux... Et pourtant il pleure, et pourtant il meurt dans son coeur, et son
chagrin est bien caché ». Les apparences sont trompeuses. Quand j'entends cette chanson, je pense au clown du film « Sous le plus grand chapiteau du monde » qui
avait tué sa femme et qui pleurait tristement après ses spectacles.
Ce qui est vrai des clowns l'est aussi des chercheurs et aventuriers de l'esprit. C'est sans doute mon cas, car je n'arrête pas de croiser des personnes qui proclament que je suis savant, que je suis une encyclopédie, que je suis l'intellectuel du groupe etc. Et pourtant, je me sens complètement ignorant, comme dans l'obscurité qui enveloppe le plongeur lorsqu'il descend dans l'océan, et je suis contraint à chaque instant de me désapproprier de moi-même et de me décentrer. De plus, face à des individus sûrs de leurs convictions et de leur appréhension certaine du réel (qu'elle soit optimiste, tragique, rationnelle ou ésotérique), je ne sais plus quoi dire et me sens complètement désarmé, voire ridicule... même quand je connais infiniment mieux le sujet dont ils parlent.
Revenons au clown. Je ne sais pas pourquoi je suis de plus en plus sensible à ce point : ce ne sont pas la tragédie d'un côté ou la raison scientifique de l'autre qui expriment le mieux les structures et l'essence du réel, mais la comédie. Une comédie sans dérision toutefois, celle qui sait rire de soi et des autres sans méchanceté, mais qui dérange les certitudes... Henri Salvador était certainement le plus sage et le plus savant d'entre nous.
Plus je m'éloigne des dernières habitations, mieux je me sens. La nuit et le silence doivent avoir envie de me
parler. Bientôt, plus aucune lueur artificielle ne se manifeste, tandis que la neige redouble d'efforts pour illuminer l'obscurité de son indicible phosphorescence. Elle apaise mon pas. Marcher
dans la neige est plus facile que sur le verglas, et si une des béquilles dérape, je suis tout de suite informé. Bonheur presque total. Quand je m'arrête, j'écoute. Enfin le silence ou plus
exactement le seul son des flocons qui caressent le sol ! Eh oui, on les entend. Les yeux s'accoutument à la nuit. Les bavardages dans la tête s'éteignent. Seul demeure le bonheur d'exister, la
joie d'être. Je mesure en cet instant, sans le formuler, la tromperie des mots, des masques et des convenances sociales... et peut-être aussi la difficulté de parler avec vérité et
authenticité.
La forêt est enfin là, enfermée derrière des clôtures. Nouvelle obscurité. Il faut passer par dessus une série de barres de fer sensées empêcher le passage des chevreuils et des sangliers. Pour quelqu'un de normal, le franchissement est aisé. Pour un handicapé et ses béquilles, c'est plus funambulesque. Je finis à quatre pattes, les mains glacées, mais je passe. Une nouvelle vague de plénitude, teintée toutefois d'une légère appréhension, balaie mon âme. On entend quelques craquements de branches. Mais ils refusent de signaler quelle vie s'y cache. Je caresse l'espoir de croiser un sanglier ou une biche. Je n'en entendrai pas, ni n'en verrai. Pas un oiseau non plus ne chante. Le chemin bifurque plusieurs fois. Je les prends au hasard. Parfois le noir est tel que je ne vois presque plus le sol. Cependant les variances de teintes, même nocturnes, sont infinies. Naturellement, je bute sur une pierre et me retrouve les deux mains dans la neige. Pas grave, c'est reparti. Les perceptions s'affinent.
Soudain une lueur diffuse plus accentuée apparaît vers la gauche, devant, au sein de la forêt. Je suis plein d'espoir : y aurait-il une sorcière dans sa chaumière en train de mijoter un philtre d'amour ? Des elfes seraient-ils en train de danser dans une clairière ? Quelques esprits ont-ils l'intention de sortir de l'invisible pour partager une bonne bouteille de rosé autour d'un feu ? Chouette alors ! Le chemin semble tourner autour de la lumière laiteuse et se rapprocher. Mais la clarté reste toujours au-delà de quelques rideaux d'arbres. C'est vexant. Je croise un chemin un peu plus large, je décide de le prendre à gauche, plein sud. La mystérieuse luminosité a basculé à droite cette fois et elle continue à m'interpeller du coeur de la forêt. Je pense à une trouée où la Lune s'infiltrerait. Mais impossible, le ciel est couvert et le flux calme de la neige continue à descendre. Je ne saurai jamais d'où venaient ces lueurs.
En notre époque de revendication identitaire et d'annonces
apocalyptiques tous azimuts, un petit éclairage conceptuel n'est pas inutile. Il y a quelques jours, j'emmène des amis et de la famille visiter le monastère de la Grande Chartreuse,
monument exceptionnel d'histoire et de culture, mais aussi d'identité chrétienne... Ignorant la perception de chacun de mes compagnes et compagnons vis à vis de ces interrogations, face à un lieu
aussi fulgurant, j'étais à la fois mal-à-l'aise et à l'écoute des événements. Le site de la Grande Chartreuse surgissait de la brume juste après un déluge de pluie qui, paradoxalement, avait
transformé le Massif de la Chartreuse en un théâtre de couleurs d'automne, de lumières, de sons, d'eaux jaillissantes et roulantes des parois rocheuses et boisées. Les montagnes, elles-mêmes
couvertes de neige pour la première fois de la saison, apparaissaient et disparaissaient selon l'humeur changeante des nuages. Le spectacle
était féerique... ou plutôt ensorcelant.
Une de mes compagnes me confie qu'elle est attirée par la spiritualité, mais indépendamment de toute religion. Thème connu et compréhensible, par les temps qui courent. Malheureusement, religion et spiritualité ne marchent pas si bien ensemble. Dans les sphères chrétiennes que je connais bien par exemple, le discours religieux est encore souvent infantilisant, voire infantile, et ce qui reste des hiérarchies continue à prendre les hommes et les femmes du XXème et du XXIème siècles pour des enfants, et parfois pour des demeurés irresponsables (1). Le réveil identitaire sur toute la surface de la Planète n'arrange rien. À l'époque où la Terre se tisse des rencontres des cultures, des métissages, d'internet et des échanges internationaux et intercontinentaux, où l'écosystème en danger exige la collaboration de tous, chacun avec ses talents propres, où l'intelligence humaine commence à peine à prendre son envol et percevoir d'immenses territoires, la revendication identitaire des religions ressemble à une explosion de crispations locales de peur. Je pourrais dire la même chose des nationalismes. J'irais même plus loin : les réveils identitaires ont une parenté avec les cellules cancéreuses au sein d'un organisme vivant. Elles sont stériles, elles détruisent la spécificité propre des autres cellules, elles finissent par tuer les organismes.
Or "religion" signifie à la fois relier et relire, indépendant de toute croyance en des divinités. « Relier », c'est-à-dire faire apparaître des liens entre les sociétés humaines et leur environnement naturel, mais aussi relier les hommes et les femmes entre eux. En d'autres termes, donner sens. « Relire » signifie prendre du recul par rapport aux perceptions et sensations immédiates, et assurer la mémoire personnelle et collective. Dans ce contexte, les divinités apparaissent comme l'ensemble des liens et des noms qui permettent d'apprivoiser l'inconnu, que ce soit l'inconnu naturel, l'inconnu social ou l'inconnu au fond de soi. Le monde s'organise donc autour du sens. Les religions ont ensuite une histoire qui permet de dépasser par dialectiques successives les conceptions naïves ou magiques et elle a mené aux grands monothéismes d'aujourd'hui (2). Pour le meilleur et pour le pire. Là aussi en effet, il y a eu un retournement dont la modernité ne s'est pas remise. En se divisant, en se déchirant, en s'imposant parfois par la force et la culpabilisation, les religions ont fini par transformer leur rôle de lien social et naturel en force de normalisation et de diviseur (dont destructrice du sens). C'est ainsi que j'entendais quelqu'un me dire un jour : « les hommes demandent du sens, les églises -et les religions- donnent des interdits ». Retour à l'infantilisation que j'évoquais ci-dessus. Dans ce cadre, la laïcité prend une attitude défensive et, quand j'entends certains discours anticléricaux, ils n'ont pas grand chose à envier aux institutions d'église, question infantilisation. J'exagère volontairement bien sûr, la réalité est plus nuancée : de nombreuses institutions et individus des grandes religions cherchent à dialoguer entre elles, à se comprendre et parfois s'unifier pour répondre aux défis contemporains. Et les religions sont particulièrement actives dans le domaine du social, de la santé et de la réflexion éthique. La laïcité peut aussi apparaître comme un lieu de rencontre et de confrontation où chacun peut retrouver ses petits. Mais que d'obstacles à surmonter ?
"Spiritualité" est une notion riche et polyvalente, parfois ambivalente. Elle répond incontestablement à la demande de sens. Derrière "spiritualité", se cache le mot "esprit" qui évoque une énergie unifiante, active, créatrice et symbolique face à la multiplicité du réel, de la matière et des savoirs positifs. Multiplicité qui prend souvent aujourd'hui l'aspect d'un éclatement et d'une non-communication en profondeur, dans une société où l'image et les masques cachent l'authenticité et les interrogations humaines premières. Les raisons de désespérer ont été nombreuses au cours du dernier siècle. De quoi douter de Dieu, du sens de la vie, mais plus encore douter de l'homme et de sa place dans une nature indifférente (3): retour à la gnose antique, explique Hans Jonas ! (4) La "spiritualité" apparaît comme une recherche de soi, une quête de signification dans le cadre de l'existence sociale, privée ou publique, et une nécessité de compréhension face à la finitude du corps et celle de la parole. Mais elle peut aussi être une fuite du réel, un refuge dans un bien être apparent qui se voile les contingences et les tragédies. D'où l'exigence d'un discernement permanent et combatif.
Il y a quelques jours, dans la nuit, j'écoutais une émission sur France Culture animée par l'irréductible Frédéric Lenoir. Avec son invitée, il expliquait le curieux paradoxe suivant : du point de vue des doctrines (et des institutions ou des sociétés qui les prolongent), les grandes religions s'opposent et parfois se déchirent avec violence. Mais du côté de la pratique spirituelle, pratique monastique ou pratique de la marche (5), il y a convergence, croisement et parfois union profonde. Cette union passe notamment par l'expérience mystique de la nuit et du silence : on se découvre soi-même en éteignant le discours, les idées, les bavardages intérieurs, les scénarios intimes. On découvre aussi l'être qui enveloppe et déborde toute représentation et toute théorie. Et par delà le silence et la nuit, il y a le mystère de l'amour et du décentrement de soi. Curieusement, toutes les grandes expériences mystiques rejoignent cette même intuition. Kabbale juive et hassidisme, bouddhisme aux multiples visages, mystique du Carmel, soufis musulmans, Shintoïsme... Et même très souvent chez des athées et des agnostiques. Frédéric Lenoir et son invitée évoquaient Freud et Nietzsche, par exemple. Je suis en train de préparer un colloque sur Edgar Morin : dans sa pensée, pourtant marquée par les sciences contemporaines, les idéologies, le structuralisme, la sociologie, émergent de partout l'inconnaissance, l'aspiration au silence, à la transcendance et au mystère... et la quête de l'amour.
À titre personnel, le musicien que je suis sait que la musique est une merveilleuse propédeutique vers le silence. La musique est le premier langage qui me permet de m'abstraire de l'espace des idées, des systèmes et des modélisations. Et je ne suis jamais aussi paisible que lorsque le silence m'envahit et dilate mes sens et mon espace intérieur aux dimensions de l'infini. Après avoir écouté une symphonie de Brahms ou une chanson de Judy Garland...
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